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La ville entière

Jean-Christophe Bailly

Je me souviens d’un passage du livre de souvenirs du grand matador Juan Belmonte dans lequel celui-ci, enfant pauvre qui traversait Séville la nuit pour aller toréer clandestinement dans les prés du Guadalquivir, explique que toutes les villes qu’il a vues plus tard et dont il a pressenti qu’elles avaient, par leur disposition, leur immensité, leurs secrets, une semblable vertu d’appel, il les a aussitôt aimées, si éloignées qu’elles aient pu être de tout climat andalou ou taurin1. En intitulant ce numéro 8 des Cahiers de l’École de Blois « La Ville entière », c’est d’abord à cette vertu d’appel, à cette force que nous avons pensé. Longtemps, très longtemps (et sans doute en allait-il encore ainsi aux temps où remonte l’enfance de Belmonte) cette force restait, faubourgs et accès inclus, relativement condensée, la ville « entière » pouvant parler entièrement son langage dans toutes ses parties, si grande qu’elle ait pu être. Le tableau de Max Ernst justement intitulé La Ville entière, qui date de 1936, est devenu mythique parce qu’il condense cette condensation et l’affirme de façon générique – comme une production imaginaire devenant presque tangible : non seulement cette vision est-elle en phase avec quelque chose de réel et de ruiné – l’extraordinaire image que Faustine Ferhmin2 a faite de ce qui reste du site de Pachacamac au Pérou est là pour en attester – mais encore se déporte-t-elle, et de façon peut-être plus surprenante, vers ce qui en apparence n’a aucune portée imaginaire et semble tout entier s’établir dans la neutralité de l’existant, je pense bien sûr ici à ce que nous dit la vue panoramique de Ramallah prise avec tant de tact et de précision par Anne-Marie Filaire. Trois images donc, l’une imaginaire et générique, l’autre lointaine et renvoyant au passé, la dernière intégralement actuelle. Un tel rapprochement pourra surprendre et en un sens il est fait pour cela, mais ce qui s’aperçoit tout de suite à travers lui, c’est une identité de la ville à elle-même dans tous ses états, c’est le fait qu’il existe une idée de ville, traversante, capable de résister à – presque – toutes ses métamorphoses.

Faustine Ferhmin, Pachacamac, Pérou, 2009.

Tout tient à ce « presque » car, à l’époque même où la quantité urbaine globale a surpassé la quantité rurale effective de l’humanité, cette idée semble perdue, tout se passant en fait comme si le devenir-ville universel coïncidait avec la perte d’un sens. Comme on le sait, ce constat a enclenché deux discours (deux idéologies) opposés : l’un, nostalgique et crispé, alignant peu ou prou la valeur « ville » sur un régime général de valeurs à maintenir coûte que coûte – l’autre, prônant au contraire l’engloutissement de la forme de la ville dans une sorte d’émergence informelle aléatoire et discontinue. Ces deux idéologies pouvant d’ailleurs très bien cohabiter, l’une se concentrant sur la protection des centres historiquement constitués, l’autre se donnant carte blanche sur les espaces d’une périphérie de plus en plus distendue, avec d’un côté par conséquent une ville-musée vouée à la reconduction marchandée de sa forme et, de l’autre, un espace sans bords voué à l’ivresse du projet et aux grands desseins. Qu’entre ces deux idéologies, il y ait place pour la ville réelle – pour celle que nous appellerons donc ici la ville entière – et que celle-ci puisse être considérée comme l’espace d’un contexte ouvert à son devenir le plus propre (le plus propre parce que ouvert), c’est sans doute ce dont chacun conviendra et c’est peut-être ce qui était envisagé avec les enjeux du concours d’idées pour le « Grand Paris ». Tous les grands problèmes métropolitains entraient ici en jeu : rupture entre centre et périphérie, perte du sens du faubourg, déqualification des espaces, insuffisance des liaisons, rapports distendus et vagues entre masses et flux, et ainsi de suite.

Max Ernst, La Ville entière, 1936, collection particulière.

Pourtant la déception fut immense, car l’impression générale, au vu de l’exposition, aura été celle d’un gigantesque catalogue de solutions majoritairement indexées sur ce que l’on pourrait appeler l’effet-architecture, et en tant que celui-ci s’oppose à l’effet-ville – la logique du grand dessein et de l’image frappante l’emportant sans pudeur ni modestie sur toute approche moins voyante. Il ne s’agira pas, dans ce numéro des Cahiers qui tire en partie sa raison d’être de cette grande déception, de décerner des accessits ou d’évaluer la valeur de tel ou tel : au demeurant, le talent n’est pas ici en cause et une étude fine et détaillée de chacun des projets pourrait y déceler sans doute bien des idées dépassant le simple geste – mais il reste que l’effet d’ensemble aura été celui du geste, du grand geste, et que cela tient à deux raisons principales. La première est celle d’un lien d’emblée faussé avec le pouvoir, omniprésent dans cette affaire, et apte à y surdimensionner les effets d’annonce. La seconde est celle d’un étonnant retour à la croyance architecturale et à l’efficacité des grands objets. L’une et l’autre de ces raisons formant l’espace d’un énorme déficit critique qui a pour effet de brader ces deux notions fondamentales que sont le territoire et le paysage.

Le territoire, considéré comme un simple théâtre d’opérations où la superposition des échelles se confond à un emboîtage hiérarchique politiquement contrôlé, n’est pas le territoire. Et le paysage, considéré comme une valeur d’environnement venant border les réalisations de l’architecture, n’est pas le paysage.

Le territoire, considéré comme un simple théâtre d’opérations où la superposition des échelles se confond à un emboîtage hiérarchique politiquement contrôlé, n’est pas le territoire. Et le paysage, considéré comme une valeur d’environnement venant border les réalisations de l’architecture, n’est pas le paysage. Qualifier le territoire et le paysage, qualifier le territoire comme paysage et, spécifiquement, comme paysage urbain, en tentant de donner à cette notion toute l’épaisseur sensible qu’elle requiert, tel aura été le mouvement de ce numéro des Cahiers de l’École de Blois pour lequel, à nouveau, nous faisons jouer pleinement la dimension d’école : de façon tout à fait pratique en entrecroisant les travaux d’étudiants et les autres, les apports internes et ceux venant de l’extérieur, mais également de façon métaphorique, en laissant apercevoir que derrière cette dimension dite d’école doit d’abord s’entendre la notion d’apprentissage, valable pour tous, en tout cas devant la complexité de ce qui est.

Le plus étrange est qu’il ne soit même pas fastidieux de le rappeler : cette complexité n’est ni un point de départ ni un obstacle qu’il faudrait lever, elle habite transversalement la totalité du rapport, de la découverte au résultat : analyse sensible et théorique, connaissance des contextes et évaluation des possibilités d’incise ou d’écart, intégration critique des enjeux, prise en compte des temporalités distinctes intervenant dans la situation du lieu, caractère toujours relatif et évolutif de l’intervention elle-même, c’est tout cela qui entre en ligne de compte dans l’approche et ce qui fait qu’en tout lieu l’on n’est et ne peut être, plus on en sait, qu’en apprentissage. Cette position – il s’agit d’ailleurs en vérité d’un mouvement, d’une disposition agile – non seulement n’est pas une posture mais elle s’oppose à la posture et à ses effets de maîtrise.

Que l’architecture ait de longtemps été un terrain propice à la posture, on le sait bien, et cela fait partie de son histoire, mais pas nécessairement de son être et ce qui nous semble probable, c’est qu’à ce léger correctif la prise en considération du paysage comme paysage apporte son soutien, et ceci dans la mesure même où les paramètres du paysage, qui ont directement à voir avec toutes les couches et les formes d’existence, de l’inerte au vivant et de l’horizon aux brins d’herbe, sont les seuls à même, aujourd’hui, de donner aux constructions à venir leur véritable assise et de leur ménager la possibilité d’« alterner le mystère et l’évidence, les approches faciles et les retraites profondes » comme le dit si bien Pierre Ryckmans traduisant les propos de Shen Fu sur l’art des jardins3.

Les paramètres du paysage, qui ont directement à voir avec toutes les couches et les formes d’existence, de l’inerte au vivant et de l’horizon aux brins d’herbe, sont les seuls à même, aujourd’hui, de donner aux constructions à venir leur véritable assise.

Pour autant il ne s’agit pas d’un conflit des facultés entre architecture et paysage. C’est même le grand tort de Pierre Donadieu, dans la brochure intitulée Les Paysagistes, parue tout récemment4, que de donner dans ce panneau, non du côté du paysage comme on pourrait le croire, mais en en rajoutant, au contraire, du côté de l’architecture – le conflit supposé étant cette fois censé exister entre d’un côté des architectes paysagistes à qui reviendraient, seuls dotés de ce sacre, l’art et la conception, les autres – les ingénieurs bien sûr – étant gentiment rappelés au caractère subalterne de leur rôle. Que nous soyons là en plein dans la posture, c’est l’évidence, mais il est vrai qu’à Versailles, d’où provient ce livre, certains, depuis quelque temps, ont l’air de croire qu’une simple carotte jouit d’un rayonnement conceptuel particulier du simple fait qu’elle ait poussé dans la terre du Potager du roi.

Va pour la polémique – elle fouette les sangs et déloge le consensus ou les non-dits – mais, plus sérieusement, revenons vers la ville, vers la ville tout entière, qui mérite mieux qu’un concert désaccordé d’expertises et de savoir-faire séparés. De la ville à dire vrai, et telle qu’aujourd’hui elle se divise sans fin, toute l’ingénierie est à repenser : en acceptant que ce qui lui arrive et qui semble la dissoudre ne soit pas automatiquement rejeté comme un mal et en lisant, sous les apparences de la pénurie et sous l’accumulation et la variété contradictoire de ses traces et de ses cicatrices, le champ du possible retour de son idée.


Éditorial des Cahiers de l’École de Blois n°8 (2010),
Couverture : Faustine Ferhmin, Pachacamac, Pérou, 2009.
  1. Voir Manuel Chaves Nogales, Juan Belmonte matador de taureaux, traduit de l’espagnol par Antoine Martin, Lagrasse, éditions Verdier, 1990.
  2. Voir son site.
  3. Shen Fu, Six Récits au fil inconstant des jours, traduit du chinois par Pierre Ryckmans, Paris, UGE 10/18, 1996.
  4. Pierre Donadieu, Les Paysagistes, Arles, Actes Sud, 2009.

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