Cabanes sauvages

Colette Mazabrard
Cabane 1 : la cabane du froid
Vias – Perpignan – La Preste-les-Bains (1105 m) – Les Conques (1580 m)

Le mardi 4 avril, tu voudrais éviter de ressentir le manque. Le manque de qui t’accompagnera, de qui aidera à organiser le logis, discutera l’itinéraire, partagera le désir d’aller voir là-bas, là où sourdent des sources, là où la sève (tu imagines de la sève)… Le manque. L’amour est mort, et pourtant il reste le manque, douloureux (ce grand soleil qui montait à la tête). Le mardi 4 avril, tu quittes le bord de mer et pars pour la grande montagne, le Haut Vallespir. Les étangs écument sous le vent, le train file au milieu, les neiges du Canigou à l’horizon.
Perpignan, les palmiers offrent des troncs scarifiés de croix, des façades fermées, Perpignan est une vieille Espagne. Des frises en céramique ornent les immeubles de l’avenue face à la gare et dessinent la carte postale d’une Catalogne glorieuse, une Barcelone fantasmée, où l’arrière-grand-mère maternelle partait travailler, femme de ménage chez un médecin. Son ombrelle de soie. Tu imagines des étoffes noires (on portait le deuil, en ce temps-là). Perpignan : le vent, le vent.
L’esprit ne se pose pas, l’esprit vagabonde, bavarde. Tu pars vers une frontière, le fond de la vallée du Tech, un bout du monde. L’esprit imagine le chemin et remue des inquiétudes. Parviendras-tu à grimper malgré le souffle qui fait défaut, malgré l’absence de condition physique ? Trouveras-tu à t’abriter du vent ? La forte tramontane annoncée ne va-t-elle pas déchirer la tente ? N’auras-tu pas trop froid ? Le vent, le vent sur le parvis de la gare de Perpignan. Tu tousses encore. Trois semaines. Une femme éclate d’un large rire édenté à la vue de ton sac à dos. Trois policiers entourent un homme noir, lui demandent de retourner ses poches. Un rabbin monte dans un train pour Barcelone. Le vent masque le visage d’une jeune blonde aux sourcils noirs, sa longue chevelure envolée en travers du visage. La toux qui te secoue la poitrine depuis des jours trouve écho dans celle qui déchire les bronches d’un homme, tassé devant son café. Malgré la cortisone, les antibiotiques, cela dure depuis deux mois maintenant. Pourtant, il est allé voir un… le nom lui échappe. Le patron du bistrot sourit : un rebouteux ? L’homme reste bouche ouverte, le regard dans le vague. Un marabout ? Il s’est emmuré dans le silence, la bouche est désormais fermée. Tu songes aux troncs des palmiers, à leurs étranges cicatrices croisées. Tous les hommes désormais portent barbe. Toi, tu te tailleras un bâton pointu. Il est 10 h 28 et passe un Talgo. La blonde tourne autour d’un pilier. Dans une des vallées profondes de ton enfance, un train de nuit reliait Genève à Port-Bou. Le jeune amoureux de la blonde aux sourcils noirs, en pantalon de survêtement noir trois bandes blanches, veste bleue, est coiffé d’une casquette noire, chaussé de baskets rouges. Il l’enlace, l’enlace, la repousse, la reprend par le cou d’un geste brutal qu’il estime viril et l’embrasse ostensiblement, s’éloigne, la chevelure vole au milieu du dos, les mâchoires mastiquent un chewing-gum. L’esprit ne se pose toujours pas, tu songes aux gitans de Claude Simon.
Il y a trois ans, le Canigou disparaissait sous les nuages, les feuilles se dépliaient. Tu aspires à retrouver une image, à pénétrer une image, à redevenir sève qui monte des radicelles. Les arbres défroissaient de jeunes feuilles d’un vert pâle qui, sur la pellicule en noir et blanc, devenait neige. Les torrents jaillissaient, vifs et puissants. Les forêts bruissaient de leurs courses impétueuses. Les ceps de vigne sont noirs, les champs piqués de fleurs plus claires. Espagne à 12 minutes. Le bus emprunte brièvement l’autoroute A9 avant de remonter la vallée du Tech. Tu pars vers un pays de frontière. Le vent cogne à grands coups. Défilent coquelicots, amandiers porteurs d’amandes déjà bien formées, œillets. Les rafales déportent les véhicules. Quelle différence entre bourrasques et rafales ?
Tu songes aux pins crochets. La radio gémit Still loving you. Tu voudrais trouver le point de bascule, le point où le réel décolle, devient inouï, étrange. Où commence le bruit neuf. À Céret, quelqu’un soupire : « Ça souffle ! » Le bus a laissé ses derniers passagers à Prats-de-Mollo ; au terminus de La Preste-les-Bains, les quelques maisons et l’établissement de bains semblent fermés, il ne reste plus que le chauffeur et toi. Haut Vallespir, le sentier chemine raide, tu grimpes lentement. Des flammes portées par des bourrasques ont léché les genêts et semé, sporadiques, des racines noueuses et noires. Les genévriers charbonnés exhibent de luisants doigts arthritiques. Qu’est-ce qui te prend d’aller ainsi, seule dans les hautes montagnes ? Une fois de plus, tu as oublié l’emprise du froid. La neige n’a pas fondu dans les creux et le gîte d’étape est fermé. Tu te faufiles dans une sorte de cagibi sans cadenas dont tu pousses la porte. Ici, l’ardoise recouvre les murs, elle claque au vent, suspendue à son clou. Le sol est de ciment. Au contact de la dalle froide, tout se resserre, l’humidité pénètre. Dès que le soleil disparaît derrière les montagnes, on cherche le moindre pli où se rencogner. Le froid s’immisce dans l’interstice le plus ténu, assiège le corps et le contraint à devenir plis repliés sur eux-mêmes, plis de plis, corps fractal. Le vent triomphe. Le Costabonne resplendit de neige et ta peau se chiffonne. Tu te froisses et colmates le moindre passage, plies ta peau contre ta peau pour, au froid qui ne te lâche pas, n’opposer que boule obtuse.

Cabane 2 : la cabane du vertige
Les Conques (1580 m) – Les Forquets – Pla de l’Estagnol – col des Basses (1796 m) – col Baix (1693 m) – cabanes de l’Ouillat (1610 m)

Le mercredi 5 avril, la neige n’est pas de la neige, mais de la glace pure. Les chevaux et le bétail sont saisis par le froid, une scène d’horreur plus affreuse encore attend les soldats d’Hannibal : les neiges et le ciel se confondent, des roches hirsutes dressent leurs parois menaçantes. Tu grimpes et les troupes d’Hannibal n’en finissent pas de franchir les Alpes. Un soldat s’agrippe aux racines qui, çà et là, font saillie et semblent offrir une prise, les éléphants s’enfoncent dans la neige, on dérape sur la glace que masque la mince couche de neige. Les eaux de la Durance n’en finissent pas de se diviser en vingt courants toujours nouveaux, de former tourbillons et de rouler roches traîtresses. Tout se dérobe sous les pas, tout glisse et se précipite sans fin, la catastrophe ne cesse pas : tu grimpes. Le sol se dresse. Tu grimpes et tu bascules, l’horizon a disparu depuis longtemps. Tu grimpes et tu t’enfonces dans le même temps, les pieds deviennent des mains qui assurent leurs prises, il n’est plus question que de ne pas perdre son souffle. Les pieds-mains sondent le passage. Les pieds-mains tâtonnent. Il n’y a plus que le vent, le torrent, le jappement des chevreuils, les cris des corbeaux, la chaleur capturée par les pins. Des heures pour dégourdir les doigts. Les herbes ont été brûlées par la neige, les lichens sont spongieux, l’équilibre précaire. Les rochers se déchaussent. Tu as désiré être portée, trouver un socle. Les pas cherchent leur appui à la limite des plaques de neige gelée, parfois taillent un support d’un coup de talon et soudain tu perçois le danger : le sac à dos te déséquilibre et la glace dessine une coulée qui file droit en contrebas, rien ne retiendrait une glissade contre les troncs où se fracasser. Il n’existe aucune raison de poursuivre : tu n’es pas venue pour ça.
Au Pla de l’Estagnol, le gypaète est barbu, tu n’en perçois que le ventre clair, beige tirant vers le roux, le bout des ailes noir. Te confier au paysage, embrasser le hêtre aux branches tortillées.
Deux sœurs te conseillent. Pour gagner un flanc de montagne moins verglacé, il te faut retourner au col de Baix, tu poursuivras jusqu’à la cabane de l’Ouillat, au pied du Costabonne. Tu verras, elle a des airs de yourte mongole. Tu as une carte ? Le chemin est escarpé, il se faufile à travers les hêtraies et non, il n’y aura pas de glace sur ce versant-là. Elles, elles ne pourraient pas, sans réchaud. Au matin, elles éprouveraient le besoin trop vif de boire quelque chose de chaud. Tu trouveras des pierres, tu construiras un feu. Les faines craquent sous les semelles. La montagne est minérale, les arbres se taisent, sans le moindre bourgeon. Le vent règne, érode, transforme les feuilles sèches et les roches en poussière. Tu avances à travers des forêts de troncs lisses, les branches s’élancent tortueuses, horizontales, s’entrelacent, en dialogue avec le vent, avec la pente, avec les autres troncs, les autres branches. Elles poussent des lignes tordues qui dessinent leurs épousailles avec le vent. La forêt est une inquiétante danse d’arbres nus parmi lesquels tu oses chercher un chemin. Tu avances avec pour étrange compagnie, celle de Ramuz et de ses torrents qui rendent les morts, la grande peur dans la montagne. Les éléphants d’Hannibal dérapent dans la neige, les couches de glace entaillent les chevilles. En la forêt du chemin périlleux, un renard à l’incroyable pelage t’abandonne à contrecœur le gué que forme un pont de neige (tu sais que tu n’auras pas la force de reprendre le chemin vertigineux, tu refuses donc de céder le torrent : tu ne peux reculer, tu dois le franchir le gué ici et maintenant). La bête fabuleuse plonge ses yeux dans les tiens, gonfle encore sa fourrure triomphante et disparaît.
La cabane est magique. Tu as construit un feu dans le premier abri de pierres en forme de yourte et tu as tout enfumé. La porte bat sous les coups du vent, tu ne pourras pas dormir ainsi exposée à ses assauts furieux. Un tuyau capte une source une centaine de mètres en contrebas. Tu construis donc un deuxième feu dans la cabane réservée au berger. Tu tords et rassembles des racines arthritiques, des branches griffues et les pousses dans le poêle. Des étincelles jaillissent dès que tu en entrouvres la porte. Avant la nuit, tu as suivi les petits piquets qui balisent la pelouse rase fortement pentue et t’ont conduite sur la crête. Le vent furieux et glacial s’est chargé de grésil, les sommets ont disparu dans les nuages. Tu t’es hâtée de regagner la cabane, les bras chargés de longues racines tordues. L’odeur de résine fumée t’enveloppe et tu rêves lagopède, hermine blanche, chat sylvestre, pic noir et chouette de Tengmalm. Tu rêves nyctalope.

Cabane 3 : la cabane du feu
Cabanes de l’Ouillat (1610 m) – La Preste – les-Bains (1105 m) – col Pregon (1560 m) – col d’Ares (1513 m)

Le jeudi 6 avril, tu es allée dans la montagne, tu as senti un peu son immense corps. La cabane est un assemblage de tôles et de matériaux mis au rebut. Le soleil du matin a déplacé un carré orange sur le relief du crépi et des pierres, il accuse les ombres, projette l’ombre du poêle. Le tuyau est rafistolé avec du papier d’aluminium. L’odeur du feu de branches tordues et de racines sèches imprègne les vêtements, les cheveux. Il ne reste de la tempête de la nuit qu’une neige croûtée dont la mince résille craquante recouvre les herbes. Le grésil et le vent ont gommé le chemin. Une bête poilue a emprunté la sente que tu suis, mais en sens inverse. Cinq pelotes avec griffes esquissent le passage dans la neige. La descente est raide, le vent emporte les feuilles, la poussière vole et pique. Les troncs lisses entortillés retiennent à peine les rochers. Il n’y a que le fracas du torrent en contrebas, le vent encore, l’érosion permanente. L’hiver se termine à peine, les roches sont encore fraîches. Que fais-tu de ta vie ? Il t’a dit que non, tu n’étais pas du tout faite pour la solitude. Dans la nuit, le grésil frappait les volets, mitraillait la porte. Dans les pentes, les arbres tirent parfois de drôles de diagonales qui ondulent et se tordent. Parfois les troncs s’entrelacent ou creusent leur gîte autour du tronc ou de la branche d’un autre arbre qu’ils embrassent. D’étranges mariages ont lieu. Tu avances à travers une forêt mandragore de troncs fracassés par les neiges, une forêt de vents pétrifiés. Une fois l’étroite vallée regagnée, tu mâches une feuille de pissenlit, en reconnais l’amertume âpre en fin de palais. Un banc, personne. C’est le vert violent de l’herbe. Le temps se réchauffe soudain, tu ranges les vêtements d’hiver. Maintenant, le vent est devenu chaud, les rus et torrents étincellent de lumières. Une des rares bâtisses est une ferme, on y vend du fromage dont tu poses un morceau sur une tranche du vieux pain qu’on t’a offert. « Attendez, je vais vous chercher un morceau de pain » (en choisissant le fromage frais plutôt que le sec, tu avais demandé si l’on trouverait une boulangerie dans les parages). Cela fait longtemps que le fermier n’a plus la télé, alors il ne sait pas, pour la météo. Tu lui dis qu’il a neigé ce matin à la cabane de l’Ouillat. Il va demander à son père : on prévoit du beau temps, mais une tramontane parfois très forte.
Rendue au vent, au chemin que des bêtes griffues, des bêtes onglées, aux sabots bifides, agrippent. Le vent, le vent envole, emporte les feuilles rondes, luisantes et concaves des hêtres, érode les rochers. Des bogues, des glands craquent sous les pieds. Des buis, des résineux. Les forêts sont fraîches. Tu marches désormais sur l’autre ligne de crêtes, une frontière. Du granit ? Des oiseaux que tu ne connais pas pataugent dans la mousse, l’esprit ne se pose pas. La montagne, limite de l’humain. Le minéral gouverne, le minéral mutique pourtant gronde et grince, le minéral gouverne les passages. Borne 515, une hirondelle passe, un bourdon travaille. Colchiques ou gentianes ? Des lis martagon ? Un oiseau tacheté de gris, au bec long et très fin, par saccades monte le long d’un tronc.
Tu as cinquante-deux ans et tu mâches les feuilles des pissenlit, mastiques les violettes qui ne délivrent du sucre que sur la fin. Tu aimerais savoir te nourrir de ce qui est là, sans avoir besoin de redescendre dans les vallées. L’écorce, les racines, il te faudrait ronger. Dans le soleil couchant, les pierres volent encore, les débris s’amoncellent et glissent sous les chaussures. Le pré est haut où la silhouette des isards se dessine. Le blanc du Costabonne devient gris, les troncs retiennent à peine le chemin qui glisse. Les feuilles, le grésil l’effacent. Dans le soleil couchant, des images passent encore, tu t’efforces de rester à la fois attentive et légère, tu ne dois pas regarder le vide et, comme la bête que tu n’as pas croisée, agripper le chemin de tes griffes légères et poilues. Bientôt, dans la douceur légère du duvet gonflé, tu t’endors.

Cabane 4 : la cabane des bêtes fabuleuses
Col d’Ares (1513 m) – mont Falgas (1610 m) – Notre-Dame-du-Coral (1091 m) – Lamanère (777 m) – direction les tours de Cabrens – col à 1145 m puis sentier très escarpé jusqu’à Serralongue (699 m) – collade d’en Banat au-dessus du Tech

Le vendredi 7 avril, tu marches sans froisser le silence. Les rocs, la terre sont rouges, le chemin trace rouge parmi le vert des prés. Dans le rêve, quelqu’un était mort. Tu ne revoyais plus son visage, il n’y avait pas moyen de se le rappeler. Yvan, de chagrin, devenait fou. Dans sa fureur, il gravissait des monts, jetait tout à bas, fracassait tout sur son passage. La folle douleur d’Yvan. La folle douleur du vent.

Ses oreilles sont pointues. Tu ne vois d’abord que ses oreilles pointues : tu penses chien. La maison sera habitée, même si nulle fumée ne s’élève. Tu pourras enfin trouver l’eau qui, depuis des heures, sur cette ligne de crêtes, te manque. La bête est haute, d’un roux jaune pâle, une sorte de renard, délavé, très haut sur pattes, efflanqué comme un loup. Peut-être est-ce un coyote que tu as rencontré, un coyote rescapé des neiges.
Passé le mont Falgas, la montagne se refuse. Elle affiche un moutonnement trompeur puis de brusques descentes abruptes où les pas enfoncent dans des épaisseurs de feuilles petites et concaves, traîtresses, que le bâton doit sonder. L’aubergiste de l’ermitage de Notre-Dame-du-Corral dit que, effectivement, il faut se méfier. C’est vraiment la montagne, ici. Tu parles des sentes verticales, rendues glissantes par les débris de roches accumulés. Elle dit que, oui, tout est imprévisible et changeant : il y a quinze jours, on était en tee-shirt alors que maintenant, il fait froid, les chèvres tournent dans le pré pour éviter le vent. À 11 heures du matin, la gelée blanche n’a toujours pas fondu. Elle raconte encore qu’en plein mois de juin, des randonneurs avaient dû rebrousser chemin au pied du Costabonne : tout était noyé dans le brouillard, ils s’étaient retrouvés avec de la neige jusqu’aux genoux. Elle ajoute que tu as eu de la chance d’avoir vu un renard (tu penses coyote). Que les chevreuils, ça y est, ils ont leurs petits. Les sangliers aussi. Il faut faire attention. L’autre matin, ils ont vu une laie suivie de ses marcassins traverser la route. La nuit, tu ne retiens plus tes quintes de toux pour éloigner les bêtes. Esseulée. L’œil cherche les morilles, n’en trouve pas. Tu croques les violettes. Éboulis. Les sangliers ont déboulé là (leurs pieds). Petite, tu ne parvenais pas à prononcer les l. Petite, tu t’appelais Coyette.
Tu as senti un peu son immense corps. Tu avances, avales l’image, l’ensevelis, la portes en toi – petite tenue de protection dans le paysage changé. Les pentes sont moins raides. Tu marches et tu avales terres rouges, hirondelles grises, des lézards maintenant (hier c’était la glace). Les bêtes ont fouaillé l’épaisseur des feuilles de châtaignier, les lombrics remué la terre grasse. Et voici les rocs rouges, un village rouge, une rivière tonique. Du houx maintenant, des noisetiers, des buis, des genévriers, le sol est sec, âpre, poussiéreux. Les troncs des chênes portent écailles. Désormais des mélèzes aux aiguilles légères. Des cerisiers en fleur vrombissent d’abeilles. Et toujours la même histoire : deux chiens. L’un jeune, grand et fougueux, suivi par un petit roquet, type fox-terrier, mité, pelé. De temps à autre celui au poil dur te passe entre les jambes au risque de te faire tomber. Le petit porte un poil court et dur, hirsute, qui lui donne un air de petit sanglier trapu et têtu, l’air d’un gratteur de terre. La même histoire : des chiens te collaient. Le petit suivait l’autre, l’élégant, le jeune et bondissant, le setter irlandais à la robe lustrée. Il suivait l’autre qui, flamboyant, défonçait les taillis, les foudroyait dans sa pleine vitesse, langue en écharpe, éclaboussures de bave saupoudrant les halliers. Ils étaient venus traîner près de ton sac lorsque, un ou deux kilomètres plus haut, à Serralongue, tu t’étais assise pour enfin boire un café. Tu ne leur avais guère prêté attention, les avais oubliés, ils avaient disparu. Tu avais repris ton chemin, assurant tes pas parmi les feuilles et faines traîtresses qui masquaient les pierres où trébucher. Tu les avais oubliés mais soudain, l’élégant t’avait dépassée, te bousculant et filant devant toi, giclures d’épines et d’herbes effarées, t’ignorant magnifiquement mais organisant ses girations folles en fonction de ton avancée à toi. L’autre, court sur pattes, avait également surgi, bien plus lent, jappant afin de réclamer à la foudre une pause, un peu de patience, de quoi cracher ses poumons et reprendre souffle. Mais l’autre n’écoutait personne, ni toi qui lui intimais de partir et de retourner chez lui, ni l’autre qui l’appelait de ses jappements et constamment venait heurter tes souliers. C’est désormais la nuit des cris étranges, le fox-terrier s’est creusé un trou. Le chien a perdu son chien. Des coucous geais crient. Il tente d’approcher ta tente, tu le chasses : elle tient difficilement, les piquets à peine arrimés dans l’humus, il ne doit pas gratter là. Le vendredi 7 avril, c’est la nuit pleine d’étoiles, une nuit de chien et l’obscurité métallique rayonne parmi les longs fûts des arbres. Tu ne lui as rien demandé, pourquoi te suit-il ? Il est allongé dans son trou, il guette, il attend. « Dis au revoir à celle qui t’a sauvé la vie ! » Il gratte encore, remue les feuilles sèches, attend. Les cloches sonnent les heures. L’amoureux des chiens, en doudoune, à qui tu dis que l’animal te suit depuis la veille, hésite un peu, il va trouver une solution. Il caresse le roquet, le prend soudain dans ses bras, lui retourne l’oreille (« Parfois, il y a un tatouage »). Une affiche annonce une foire aux chevreaux le dimanche 9 avril à Arles-sur-Tech. Le bus arrive, la trahison des bêtes.

Texte paru dans Les Cahiers n°17, « Pentes, reliefs, versants », 2019.
Numéro disponible en librairie.
Photos : C. Mazabrard.
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