Lire le paysage
Jean-Christophe Bailly
Lire le paysage : l’intitulé sous lequel les textes et les images composant ce dixième numéro des Cahiers de l’École de Blois sont rassemblés est on ne peut plus simple : à travers lui c’est l’approche fondamentale du paysage, et donc la base de tout projet possible qui sont envisagés. Peut-être comme un rappel, une récapitulation : non parce que les Cahiers en sont (déjà !) à leur n° 10 – ce qui, à raison d’un numéro par an, pourrait, sans doute, se fêter – mais parce qu’il est nécessaire de revenir sur un certain nombre de fondamentaux ou, pour parler de façon plus concrète, de redéfinir l’épaisseur même de tout ce qui touche au paysage. Sans cette épaisseur, qui désigne d’abord une complexité et même aussi un mystère (celui de tout ce qui est là, de tout ce qui se tient et forme paysage sous nos yeux), il devient trop facile de n’envisager les problématiques que comme des courses d’obstacles purement techniques et les sites comme de simples occasions d’aménagement.
La déjà canonique définition de Michel Corajoud selon laquelle le paysage est « l’endroit où le ciel et la terre se touchent » a le grand avantage de parier sur l’échelle la plus grande, mais si la lecture des paysages commence en effet ainsi, avec la ligne d’horizon et les lointains, elle doit se déployer de ce là-bas inscrit dans l’espace jusqu’à un là formé de plis et de replis de plus en plus petits et rapprochés. Est paysage et forme objet de lecture et de déchiffrement le très grand paysage que l’on peut voir, par exemple, depuis une éminence, pas forcément très haute, mais est paysage encore ce qui se tient en avant d’une haie, au détour d’un chemin, dans le creux d’une mare. Cette multiplication et cet emboîtement des échelles, le paysage urbain lui aussi la stimule, c’est du panorama entier à la ruelle, c’est des lointains où la ville se dissout jusqu’aux cours ou aux entrées d’immeubles que ce qui est à lire et à interpréter se déploie.
D’un côté l’infini infiniment complexe et changeant d’un patchwork de formes culturales, de restes de nature et de tracés humains, de l’autre l’étoilement conquérant de formes labyrinthiques de plus en plus vastes, composites et enchevêtrées. Autrement dit, un ensemble où la régulation lutte avec l’improvisation, les formes traditionnelles ou stables avec le renouvellement et les effets de mode, un monde où les vestiges sont contigus aux signes récents, les incidences heureuses aux stagnations – autrement dit à chaque fois et, devrait-on dire, à chaque page, un texte toujours neuf et changeant en même temps que composé de quantité de strates et, comme on dit en théorie littéraire, de sous-textes qu’il faut apprendre à déterminer.
Il y a dans la démarche du paysagiste quelque chose, dans un premier temps, d’une promenade hypersensible qui se rapprocherait de l’enquête et de la quête des indices. Mais au vertige de l’indice, qui est celui du détail, s’ajoute le vertige de l’étendue, qui demande la composition. De tels écarts et de telles tensions peuvent être épuisants, mais c’est à partir d’eux que s’engage la possibilité même de ce que l’on appelle un projet.
À dire vrai, la quantité de signes émise par toute page de paysage, par tout site quel qu’il soit, pour autant que l’on s’attarde un peu sur eux, est affolante. Mais lire le paysage, c’est justement résorber cet affolement, c’est apprendre à calmer les afflux en les répartissant : les savoirs techniques d’une part et les sciences humaines d’autre part, mais aussi les approches sensibles, la pondération du pas qui avance ou de l’œil qui contemple et compare, tout compte, on le sait bien. Il y a dans la démarche du paysagiste quelque chose, dans un premier temps, d’une promenade hypersensible qui se rapprocherait de l’enquête et de la quête des indices. Mais au vertige de l’indice, qui est celui du détail, s’ajoute le vertige de l’étendue, qui demande la composition. De tels écarts et de telles tensions peuvent être épuisants, mais c’est à partir d’eux que s’engage la possibilité même de ce que l’on appelle un projet.
Parcourir la multitude des champs de savoir qui aident à la lecture du paysage et à la formation du projet serait impossible, en donner une idée en égrenant quelques cas de figure est possible, et telle aura été l’intention de ce numéro. Ce n’est évidemment pas un hasard s’il s’ouvre par une évocation du parcours de Chilpéric de Boiscuillé, qui a dirigé l’ENSNP pendant ses quinze premières années d’existence. L’architecture, les arts plastiques et le cinéma, la pensée sociale et les sciences y accompagnent une définition non compacte de ce que serait un ingénieur paysagiste, cette figure peut-être encore à venir, en tout cas à redéfinir et à affiner sans relâche. L’entretien entre Chilpéric de Boiscuillé et Claude Eveno est suivi d’un article de Stéphane Perron, secrétaire général de l’école, qui évoque la façon dont l’ENSNP où, jeune diplômé de droit, il se retrouva un beau jour, aura été pour lui aussi une école de transformation du regard – une incitation à lire le monde autrement.
L’article de Karim Basbous porte sur l’architecture et, plus précisément sur la façon dont l’architecture, depuis l’intérieur de ce qu’elle édifie, considère (ou ne considère pas) le paysage. Celui de Vincent Guichard porte sur l’intimité du lien qui attache le travail archéologique aux questions de paysage, et il le fait à partir d’un site bien précis, celui de Bibracte, dans le Morvan, dont il a la responsabilité. Arlette Farge, de son côté, à partir de sa pratique d’historienne du XVIIIe siècle, montre comment un paysage humain s’infiltre à travers les persiennes des archives, entrouvertes avec patience et ferveur.
Suivent les contributions des étudiants diplômés de l’année, qui forment comme à chaque numéro le noyau de la revue. Soit cette fois les projets de Mélanie Gasté, sur l’Oise francilienne au niveau d’Auvers, de Loïe Jacotey sur les rives du Rhin en aval de Bâle, là où il réunit trois pays, de Léonard Cattoni, sur la plaine Montjean, une réserve agricole aux abords de Paris, et celui de Namgyel Hubert, sur un quartier de Metz qu’il faudrait rendre à Metz. Ces projets n’ont pas de thématique commune, mais tous illustrent ici la façon dont la lecture attentive du paysage, loin de seulement informer le projet, l’oriente et l’anime de part en part. S’ajoute à ces quatre projets, celui de Grégoire Bassinet, Rémi Turquin et Camille Coutard, anciens élèves de l’école pour les deux premiers, qui propose, pour l’un des tissus les moins réputés – celui du pavillonnaire – une grille de lecture et d’intervention.