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De près comme de loin

Olivier Gaudin

« Plus on regarde un mot de près,
plus il vous regarde de loin. »

Karl Kraus1

Ce vingtième numéro des Cahiers explore toute la variété des écarts qui sous-tendent l’expérience des paysages. Celle-ci relève d’un jeu constant d’éloignements et de rapprochements : des « espacements2 », indissociablement culturels et matériels, où la dispersion semble désormais l’emporter. L’ampleur des distances parcourues chaque jour sous nos latitudes est un héritage majeur du siècle dernier : l’utilisation massive des énergies fossiles a décuplé la mobilité individuelle et étendu l’emprise matérielle des infrastructures, fragmentant les milieux de vie. Les usages les plus ordinaires, comme les trajets quotidiens vers l’école ou le lieu de travail, engagent de véritables traversées, presque toutes motorisées. Au premier plan, les parages connus du voisinage et le fondu enchaîné de rues, carrefours, couloirs de métro ou ronds-points familiers ; puis les bords de route ou bouts de trottoir dont on note distraitement les transformations continues, le long des palissades de chantiers et des déviations ; enfin, l’arrière-plan des horizons de ces trajets quotidiens est un hors-champ à peine aperçu. Pourtant, le moindre voyage le rappelle avec force : ce que nous avons sous les yeux, nous ne le voyons plus, et apprendre à voir, c’est changer d’angle de vue, faire varier les distances, se laisser surprendre par un détail.

Comme par exemple, lors d’une visite de Blois, par l’étrange silhouette d’un porc-épic sur les petits clous de bronze d’un circuit touristique, au sol du centre historique de la ville. L’animal, dont l’image est sculptée sur les murs et les cheminées du château, ornait aussi les armoiries et la monnaie de Louis XII (roi de France de 1498 à 15153), accompagné de la formule Cominus et eminus, adage latin aux origines incertaines que l’on peut traduire par « de près comme de loin ». Sa devise, soit l’ensemble formé par une figure et une courte maxime, était un porc-épic couronné accompagné de cet énoncé. Louis XII l’emprunta à son grand-père Louis d’Orléans, qui fonda l’ordre chevaleresque du Porc-Épic en 1394 à l’occasion du baptême de son fils Charles… Mais pourquoi choisir pour emblème ce paisible rongeur herbivore, myope et solitaire de la famille des Hystricidae, dont l’habitat, en Europe, se limitait au sud de la péninsule italienne – loin des berges de la Loire ? L’animal aurait été réputé capable de décocher ses piquants, telles des armes, contre d’éventuels adversaires : « de près comme de loin » signifiant alors « qui s’y frotte s’y pique ! ».

Interprétation de l’emblème de Louis XII, fin XIXe siècle (dessin Émile Balon).

Entre fable et humour, ce trait d’imagination aurait fonction d’avertissement, évoquant l’aptitude du souverain à projeter sa puissance vers les confins peu sûrs d’un royaume instable… Mais en l’absence de sources fiables, l’enquête sur le curieux emblème se perd dans les limbes interprétatifs de l’héraldique médiévale. Il intrigue les historiens locaux : au XIXe siècle, le numismate et archéologue Louis de la Saussaye relaie des étymologies fantaisistes et affirmations sans preuves4, tandis qu’un autre historien blésois, Augustin Thierry, cherche à arrimer le récit national à une série de filiations, fussent-elles mythiques ou fictives. Croisant métaphore et politique, l’invention de « figures paysagères de la nation5 » connaît alors son apogée. Relater d’ancestrales traditions et vénérer la longue durée pourrait-il éclairer à distance les brûlantes questions du présent, telles que les continuités entre monarchie et république ? Peut-on disposer de son patrimoine à sa guise ? Ces auteurs semblent incarner l’attitude ambivalente que Nietzsche nomma peu après « le point de vue antiquaire » : un usage de l’histoire marqué par « le plaisir que l’arbre prend à ses racines » et « le bonheur d’être un héritier », mais aussi par la « myopie » d’une lecture trop attachée à un passé local6. L’attention exclusive au plus proche, que symbolisent les images du cocon ou de l’enracinement, néglige le besoin d’altérité et de nouveaux horizons. La manie patrimoniale et l’esprit de clocher menacent d’étouffer la force vitale des individus ; ils paralysent l’action sous le poids cumulé d’un passé immobile – ou provoquent des fuites intransigeantes, rêvant de « posséder tous les paysages possibles7 ».

Détournée par les usages instrumentaux de différents régimes politiques, puis détrônée par l’exigence de la pensée critique8 et son « regard éloigné9 », la quête d’une tradition saisie de l’intérieur n’en persiste pas moins, à la faveur des inquiétudes du présent. Entre mémoire, histoire et oubli, le besoin de s’identifier au passé collectif reste vif10. Indifférent au partage entre fiction vraisemblable et rigueur scientifique, l’engouement contemporain pour les reconstitutions et les mises en scène en témoigne : de la scénographie du parc du Clos-Lucé à Amboise aux plages et campagnes normandes balisées par les références à l’opération Overlord de 1944, il oriente une part dominante de l’usage des paysages, à commencer par celui de l’industrie du tourisme. Au gré des controverses, monuments, sites « remarquables » et lieux de mémoire se prêtent à de nouvelles lectures, dont l’audience et les justifications varient autant que la créativité.

Ces ambivalences contribuent à expliquer que le porc-épic orne encore le blason de la ville de Blois. La présence de l’inoffensif mammifère sur les plaques de rues, les frontons des écoles et des stades ou l’en-tête des courriers municipaux est issue d’une série de filiations douteuses. Elle n’en trouve pas moins son équivalent dans la plupart des villes occidentales, dont les armoiries furent souvent redessinées au XIXe siècle – voire plus récemment, quitte à sacrifier au culte des logos et du branding. Anachronismes, emprunts, analogies… la circulation des héritages symboliques et de l’imagination historique sature la perception des villes et des paysages. Si elle oriente les regards et les discours qu’on leur consacre au risque d’occulter l’expérience sensorielle, cette toile mouvante de significations ménage aussi des brèches et des interstices. Ces failles font réfléchir. Le dépaysement peut advenir de très près, en scrutant « l’infra-ordinaire11 » ou de plus loin, en devenant à son tour étranger, ne serait-ce que le temps d’un départ, happé « non seulement par le fait d’un lointain dont l’appel s’entendrait, mais dans le battement de la plus exacte proximité12 ». Ni trop près, ni trop loin : la recherche de points de vue intermédiaires caractérise aussi bien la perception des paysages que le besoin d’ajuster les relations au temps.

Ni trop près, ni trop loin : la recherche de points de vue intermédiaires caractérise aussi bien la perception des paysages que le besoin d’ajuster les relations au temps.

Telle est l’oscillation permanente que ce numéro 20 explore tous azimuts depuis des horizons très divers – de la ville dense à la moyenne montagne, et du pas de la porte jusqu’à l’Extrême-Orient. Les quatre travaux de fin d’études publiés attestent un double besoin de l’époque : prendre soin des espaces attenants aux lieux de vie, mais aussi anticiper leurs bouleversements par le réchauffement climatique, aux échéances sans cesse rapprochées. Dans la vallée de la Beaume en Ardèche, la forêt, qui a conquis les pentes, avance jusqu’au seuil des hameaux. Coline Pacton s’interroge sur les moyens d’anticiper la généralisation à venir du risque d’incendie. Dans son projet de paysage, la connaissance de « l’héritage paysan » recoupe la recherche d’une nouvelle culture du feu : la lecture des signaux du changement révèle des prises pour agir très à l’avance et ouvrir des perspectives, au plus près des lieux habités.

L’échelle du voisinage, en ville, est celle des entrées d’immeuble et des îlots, des multiples passages et parcours qu’offre l’expérience de la contiguïté. À Lyon, dans le quartier des pentes de la Croix-Rousse, Esteban Lena « [se] donne rendez-vous avec la rue ». De proche en proche, son intuition d’une nécessaire « amitié » avec les interstices de la ville dense guide leur redécouverte par la marche et le dessin. L’attention à ces lieux négligés oriente son récit à la première personne vers une expression graphique du soin qu’il faut apprendre à leur accorder.

Composer avec la longue durée et la nécessité de voir loin : telle est la proposition du travail de Pauline Crévillers, à l’échelle, cette fois, de l’épaisseur littorale de Montpellier. La montée des eaux oblige à repenser les notions mêmes de trait de côte, de lagune et de rivage, sur fond de pression touristique et de transformation rapide des milieux. Le projet de paysage devient outil d’anticipation, de mise en visibilité et de préparation. Outre la réorganisation d’ensemble des mobilités, l’idée expérimentale de jardins salés esquisse la possibilité d’alternatives économiques, susceptibles de convaincre des habitants comme des élus.

C’est sur un autre rivage méditerranéen que nous conduit l’article de Jordi Ballesta. Photographies à l’appui, il suit le tracé léger du sentier métropolitain d’Athènes, l’Attiko monopati, qu’il a contribué à concevoir. Son enquête marchée autour de la capitale grecque cherche à en saisir les échelles domestiques et géographiques, mais aussi l’écologie hybride, par une attention fine au « tiers paysage ». Le géographe Alexis Metzger, enseignant à l’École de Blois, aborde quelques grandes sécheresses par le biais de représentations picturales : d’une région du monde à l’autre, les œuvres d’art aident à repérer la variabilité des effets de seuil qui caractérisent ce phénomène, indissociablement naturel et humain. Léa Hommage, qui enseigne le projet de paysage à Blois, interroge les déplacements que suppose cette pratique professionnelle à partir de l’exemple du parc de Penhoët, à Saint-Nazaire, dont son agence a assuré la conception. La découverte d’un ailleurs implique de rencontrer l’altérité des personnes et la matérialité des lieux, d’accepter le partage des idées et les surprises du chantier. L’exercice du métier de paysagiste suppose un jeu permanent de distances et d’ajustements, une expérience réflexive où le dialogue et le mouvement sont constants.

Bien plus loin à l’Est, deux contributions singulières nous mènent au pays du Soleil levant. Dans un texte traduit et présenté par Augustin Berque, l’architecte nippon Maki Fumihiko part de l’observation de sa propre ville, Tokyo, pour examiner une relation culturelle spécifique à la profondeur de champ – que la langue japonaise nomme oku. En miroir de ce texte, ces Cahiers publient un extrait du journal que Bruno Taut tint lors de son séjour au Japon. Il s’agit plus précisément du voyage que l’architecte allemand fit avec sa compagne Erica Wittich au nord-est de l’archipel en 1935 en quête d’une « modernité alternative », comme l’écrit dans sa présentation l’architecte Antoine Petitjean, auteur des images qui accompagnent ces deux textes.

Une tout autre approche du voyage se devine dans la série photographique que Beatrix von Conta a dédiée au fleuve Meuse, dont les paysages, du côté français, portent tant de traces des conflits mondiaux qui en ont si durablement bouleversé les sols. S’éloignant des signes les plus visibles du passé, qui affleurent partout, son objectif se tourne vers des détails évocateurs, des lenteurs révélatrices. Les magnifiques images de Thierry Cardon – des photographies en noir et blanc, mises en couleur au crayon – sont issues d’un voyage presque immobile ; elles montrent, de très près et d’une saison à l’autre, un verger abandonné de Blois saisi à différents stades de son enfrichement. L’écrivaine Hélène Gaudy compare le trajet en voiture avec le voyage en train du point de vue de l’appréhension des paysages ; vivre sans permis de conduire peut être une source d’inspiration plutôt qu’une simple privation…

Enfin, la réflexion sur la combinaison de distances et d’échelles qui sous-tend nos expériences du paysage s’étend par-delà leur dimension visuelle : Juliette Volcler, spécialiste des usages sociaux du son, examine la portée des perceptions auditives sur la connaissance des espaces que nous traversons. De la simple orientation au désir de transformation, l’écoute critique peut changer la manière d’arpenter son milieu de vie, ou de traverser celui des autres. Là encore, « le lointain éclaire le proche, mais le proche peut aussi éclairer le lointain13 ».


Édito des Cahiers n°20 (2022)
Couverture : Robert Brandard (d’après un dessin de J. M. W. Turner), Blois, gravure sur papier, 1833.
  1. Karl Kraus, Pro domo et mundo [1919], cité par Walter Benjamin, « Haschich à Marseille », Œuvres, II, Gallimard, 2000, p. 57.
  2. Françoise Choay, « Espacements », La terre qui meurt, Fayard, 2011, p. 19-61.
  3. Il fit du château de Blois, où il était né en 1462, sa résidence principale. Son père Charles, duc d’Orléans et comte de Blois, composa une part de son œuvre lyrique – ballades, rondeaux et chansons – durant ses vingt-cinq ans de captivité à Londres. Après sa libération, Charles d’Orléans organisa à Blois des tournois littéraires où s’illustra brièvement, avant d’en être chassé, le poète François Villon. Louis XII fut lui aussi un chef de guerre aventureux, fomentant des soulèvements féodaux contre la couronne qui le conduisirent en prison, puis menant, avant et après son accession au trône, plusieurs campagnes en Italie – aussi sanglantes que coûteuses.
  4. Louis de la Saussaye, Essai sur l’origine de la ville de Blois, 1833 ; Histoire de la ville de Blois, 1846 ; Blois et ses environs, guide artistique et historique, 1862. Voir aussi Adrien Thibault, « Les armes de la ville de Blois », fascicule sans éditeur daté de 1900.
  5. François Walter, Les Figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (XVIe-XXe siècle), EHESS, 2004.
  6. Friedrich Nietzsche, « Deuxième considération inactuelle », De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [1874], Gallimard, 2000.
  7. Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, 1873.
  8. Selon Nietzsche, l’excès de chaque forme d’étude historique représente un « danger » pour la vie. Ainsi, le point de vue « antiquaire » sur l’histoire devait s’équilibrer avec un point de vue « monumental » inspirant l’action, et un point de vue « critique » soucieux de juger le passé.
  9. Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, 1983. Voir aussi, du même auteur, les entretiens avec Didier Eribon : De près et de loin [1988], Odile Jacob, 2008.
  10. Voir Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
  11. Georges Perec, L’infra-ordinaire, Seuil, 1989.
  12. Jean-Christophe Bailly, « Rimbaud parti », Le Dépaysement. Voyages en France, Seuil, 2011, p. 124.
  13. Claude Lévi-Strauss, « Le retour de l’oncle maternel » [1997], Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013, p. 242.
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