21
Paysages Futurs

Olivier Gaudin

«Tout ce qui est solide se volatilise » : si la célèbre formule de Marx prenait en 1848 un sens métaphorique, le siècle dernier en a exploré la dimension littérale. La logique productiviste, les guerres mondiales puis l’idéologie d’une croissance sans frein ont pulvérisé les formes construites les mieux établies. Le devenir des paysages contemporains en atteste, comme le sentiment d’urgence qui saisit les scientifiques et les écologistes devant l’inaction des institutions : l’habitabilité future de la planète par le plus grand nombre est en voie d’être consommée. À la violence de l’accélération s’ajoutent des franchissements de seuils. S’opposer aux remembrements agricoles, à la construction de barrages ou de centrales, restait des luttes ancrées dans des lieux circonscrits. Mais endiguer l’éradication de milieux et d’espèces, résister à la violation des droits humains et à l’aggravation des inégalités sociales et spatiales à mesure que recule la possibilité du contrôle démocratique, cela concerne des impératifs vitaux élargis et des échelles bien plus éclatées. Comment et à quoi bon parler alors de paysage, ou même de nature ?

Si ces termes importent encore, c’est qu’ils aident à saisir ces mutations en contexte, site par site, afin d’envisager des gestes précis de réparation et de résistance. L’attention aux milieux de vie et aux paysages permet d’établir des constats partagés, ce qui fait apparaître des prises pour l’action collective. Associant l’expérience corporelle à des relations culturelles sédimentées, le travail des paysagistes commence par décrire les relations entre un sol, des milieux et des usages dans la longue durée – de l’anamnèse à l’anticipation. Entrevoir l’avenir des paysages contemporains exige d’en ressaisir les héritages hybrides et la mémoire involontaire. Ce regard spécifique montre les effets très concrets de l’abstraction des récits dominants. Que l’on parle d’agriculture, de forêts, d’espaces publics ou de logements collectifs, les « diagnostics » des études de paysage mettent au jour l’emprise considérable de ces effets. Lieu par lieu, pollutions, abus et négligences font surface. Ce sont les conséquences de l’expansionnisme voulu par une minorité d’humains aux dépens de la majorité de l’espèce, mais aussi de la vaste majorité des êtres vivants. L’immersion dans les temporalités mêlées des paysages révèle des dommages perceptibles, des ruptures tangibles avec les équilibres passés, emportés par l’instabilité et l’incertitude.

Dès lors que les possibilités d’action s’amenuisent, nous sommes contraints d’envisager des alternatives, présentes et futures, à ce rétrécissement.

Dès lors que les possibilités d’action s’amenuisent, nous sommes contraints d’envisager des alternatives, présentes et futures, à ce rétrécissement. De parcourir nos milieux à la recherche d’interstices, de brèches, et « des opérations par lesquelles on peut redonner au temps le temps de sa consistance, de son passage et de sa venue1 ». En complément de l’attention aux situations matérielles et aux expériences vécues, cet effort engage une conscience critique des blocages intellectuels dont nous avons hérité – selon le phénomène dit de « dépendance au sentier2 ». Qu’on le veuille ou non, l’une des priorités est aujourd’hui de « déverrouiller » les perspectives d’avenir.

Longtemps, la perception du futur s’était chargée de menaces et de promesses. La représentation de paysages imaginaires a pu prendre les formes d’une préfiguration désirante, l’un des sens de l’utopie. Pays de cocagne, cités idéales, nouveaux mondes exotiques et lendemains qui chantent, conquête de l’espace, lotissements de rêve ou parcs d’attractions… En contribuant à fixer les imaginaires collectifs aussi bien qu’à exercer un regard critique, ces inventions ont irrigué de manière plus ou moins souterraine la transformation effective des lieux habités. S’il n’est pas étranger à cette tradition, le projet de paysage se fonde sur la complexité de l’existant : soit avant tout, désormais, sur la confrontation aux juxtapositions hétérogènes et imprévues issues des vastes métamorphoses de l’ère industrielle. Les visions modernistes et les « paradis sur plan3 » sont devenus, à l’image des grands ensembles et des villes nouvelles, des traces du passé. Ce patrimoine inclut aussi les infrastructures démesurées qui strient nos paysages – autoroutes, centrales nucléaires ou ports autonomes –, et que certains proposent d’appeler des « communs négatifs4 », tant leur avenir est compromis à l’heure des contractions énergétiques.

Anticiper le devenir des paysages contemporains requiert de saisir le caractère hybride et tourmenté de leur altération multiforme. Avant toute projection, il s’agit de qualifier avec minutie les signes du changement, de s’y exposer sans détour afin d’apprécier leur part d’incertitude et d’éprouver les émotions qu’ils procurent. Cet effort est nécessaire à l’imagination des gestes collectifs qui organiseront le renouvellement des lieux habités, c’est-à-dire leur résilience effective – au nom d’un « soin des choses » qui n’a rien à voir avec l’innovation ou la performance, termes annexés par l’idéologie productiviste, et a tout à apprendre, en revanche, des « politiques de la maintenance5 ». Plus que jamais, l’attention aux conditions de la durée implique à la fois une écologie politique et une politique de l’écologie.

Dans ce numéro, le passage du temps sur les paysages emprunte des voies multiples : héritages encombrants, infrastructures patinées ou figées, milieux altérés ; mais aussi ruptures ou sauts d’échelle de la mémoire, gestes urgents de maintenance ou de restauration, latence et persistance des logiques historiques. Les travaux de fin d’études publiés se distinguent par leur attention fine à ces signes d’altération. La volonté d’anticiper leurs effets rejoint le désir d’imaginer des alternatives fécondes ou fertiles et la nécessité du recours à l’imagination collective. Ils abordent la prévention minutieuse du risque d’abandon que rencontre la viticulture sur le piémont des Vosges (Simon Metz) ; la transformation patiente des espaces extérieurs de l’hôpital Avicenne à Bobigny (Jeanne Pyskir), la lente métamorphose des abords tourmentés de l’étang de Berre (Clara Thillaye) et l’avenir incertain de la commune alsacienne de Fessenheim, où a débuté l’interminable démantèlement d’une centrale nucléaire (Juliette Pinto). Dans sa thèse de doctorat en géographie sociale, la paysagiste Malou Allagnat a quant à elle observé, dessiné et étudié les gestes quotidiens que les habitants de Saint-Priest, au nord de Lyon, déploient pour supporter les fortes chaleurs dont la récurrence et la durée s’amplifient chaque été.

Consacrée à l’avenir des paysages, cette livraison des Cahiers fait la part belle aux paysagistes : une large majorité des auteurs sont du métier. Francesca Mazzino, qui enseigne l’architecture du paysage à l’université de Gênes, décrit l’extraordinaire enchevêtrement d’espaces, de strates historiques et de temporalités instables que recèle la capitale de la Ligurie, interrogeant les conditions de sa résistance dans la durée. La paysagiste et urbaniste Clara Loukkal, qui enseigne le projet à Blois, livre une passionnante réflexion située issue de la transformation du campus de l’université de Besançon, haut lieu de la mesure du temps. Son récit du projet de paysage fait apprécier la géométrie variable de la notion de temps, tour à tour linéaire, projeté et cyclique – chronos, kairos et aiôn. Julie-Amadéa Pluriel, paysagiste elle aussi, a enquêté sur le complexe hôtelier Chinagora, situé à la confluence de la Marne et de la Seine. Prenant appui sur l’observation récurrente, le dessin et la consultation d’archives, elle décrit l’histoire étrange et inachevée de ce lieu, exposé à la déprise de son programme. Qu’adviendra-t-il de ce morceau de ville à la dérive, à la fois usé et inoccupé, ainsi que des espaces publics improvisés qui l’entourent ? Enfin, la paysagiste Lolita Voisin, enseignante, chercheuse et directrice de l’École de la nature et du paysage, propose une réflexion sur les temporalités de l’apprentissage, issue de certaines des expériences pédagogiques qu’elle a menées ces dernières années. À Blois et ailleurs, l’école future n’a pas fini de s’inventer et de se déplacer, au contact de l’altérité.

Quatre propositions littéraires et visuelles referment ce voyage dans la pluralité des temps. L’architecte et artiste Camille Michel, qui enseigne le projet à Blois, fabrique des scènes d’anticipation et de rétrospection où se jouent une part de science et une part de fiction. Il livre quelques pièces d’une « liturgie suburbaine » décalée, à distance des visions génériques et convenues des quartiers pavillonnaires. D’autres récits d’enfance aux contours plus géographiques, dont l’action se déroule aux abords de la centrale nucléaire de Creys-Malville, sont mis en scène par l’écrivain Emmanuel Ruben dans deux extraits d’un roman à paraître. Plus en aval du Rhône, la série photographique d’Antoine Picard porte sur une confluence instable : celle que forme la rencontre du fleuve avec le Vieux-Roubion, un bras de rivière drômois isolé et à demi-oublié dont l’évolution porte les stigmates d’ambitions modernisatrices. Enfin, les dessins de mémoire de la paysagiste Céline Orsingher transcrivent des expériences de course d’endurance en montagne ; leur trait nerveux et accidenté condense des points de vue, des vitesses et des tempos distincts, enchevêtrant des perspectives hétérogènes – comme une perception élargie à différentes époques.

Le fil commun de ces contributions est leur ancrage sensible dans l’expérience de transformations, chacune à son rythme propre. C’est l’expérience saisissante du devenir, trajectoire continue et indéterminée dont tout paysage peut se faire, à la manière d’un film au ralenti plutôt que d’un arrêt sur image, la figure provisoire.


  1. Jean-Christophe Bailly, « Présentation », Voir le temps venir, Bayard, 2021, p. 19-20.
  2. « La notion de “dépendance au sentier” dit de façon générale les effets d’inertie, de blocage, et de reproduction qu’ont installés bien des choix techniques et d’organisation de la société contemporaine : une fois telle ou telle option prise, difficile d’en changer. » (Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Seuil, 2022, p. 33).
  3. Robert A. M. Stern, David Fishman et Jacob Tilove (dir.), Paradise Planned. The Garden Suburb and the Modern City, The Monacelli Press, 2013.
  4. Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Divergences, 2021.
  5. Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses. Politiques de la maintenance, La Découverte, 2022.
Top