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Densités

Jean-Christophe Bailly

La densité, qui désigne le rapport entre un nombre d’objets (ou d’êtres) et une surface (ou un volume) est un opérateur constant du paysage : l’étendue, en effet, ne s’ouvre pas devant nous comme un vide mais comme un espace peuplé, comme une ponctuation de choses et d’êtres de toutes tailles, mobiles ou immobiles. Il y a des espaces que l’on ressent spontanément comme serrés, voire resserrés (ainsi la forêt qui est presque toujours un milieu dense), et d’autres, au contraire, que l’on éprouve comme relâchés. À chaque fois, pour cette immédiateté de la perception, c’est l’espacement qui est le révélateur de la densité.

La densité la plus souvent invoquée pour les questions de paysage, qu’elles aient trait à la ville ou à l’espace rural, est la densité de population. Mais bien d’autres densités sont à considérer : celle du bâti, celle des végétaux ou des animaux, celle des réseaux et des flux. Une unité paysagère – un paysage – n’est à tout prendre qu’un accord entre des densités qui sont parvenues à un certain équilibre. Et c’est parce que cet équilibre est fragile que la densité fait question. Non parce qu’il y aurait une sorte de loi générale, réglant entre elles les quantités, mais parce que chaque équilibre (chaque paysage réel) est une composition singulière. Par exemple, une même densité de population pourra revêtir des significations complètement opposées selon la nature de la surface qui l’accueille : des densités très élevées, comme celles de Paris intra muros qui tourne autour de 245 habitants à l’hectare (avec des pics, comme dans le XIe arrondissement) peuvent avoir une signification positive et s’allier à des registres de vitalité et d’intensité tandis qu’ailleurs des densités, même plus faibles, peuvent être des indicatifs d’insalubrité et de dégradation des conditions d’existence.

D’un côté desserrer, détendre, ouvrir des vides, répartir, repartir. De l’autre au contraire retendre, resserrer, coudre, suturer : tel est le paysage mobile, le paysage de projets que présente la question de la densité

On l’a vu récemment, pour le pire : presque à chaque fois qu’il aura été question de la bande de Gaza, par-delà la terrible chronique des événements et des massacres, on a vu les journalistes invoquer « l’une des densités les plus fortes au monde » (un million et demi d’habitants pour 362 km2 en l’occurrence : soit 42 habitants par hectare). Non seulement pour rendre évident le caractère destructeur d’une intervention militaire lourde dans un espace si serré que tout y est, par essence, « collatéral », mais aussi, bien souvent, pour expliquer le caractère invivable, même en temps de paix, d’un espace si confiné. Or on voit bien là que la donnée purement quantitative n’est pas suffisante et n’explique rien par elle-même : ce n’est pas la densité en tant que telle qui fait de Gaza un espace invivable, c’est la densité dans les conditions qui sont celles de ce territoire où tout manque, à commencer par la possibilité de recul, de mise à distance que constituerait un arrière-pays, non seulement en termes de ressources ou d’espace disponible, mais d’abord sur le plan tout aussi concret d’un déploiement imaginaire libre. Une même densité, dans de tout autres conditions, serait absolument vivable.

La situation de Gaza, si elle est exceptionnellement dramatique – même hors de l’état de guerre – n’est pas isolée. Et, de par le monde, nombreuses sont les situations où l’entassement et l’empilement, le stockage humain sont la règle. On pourrait alors parler, et ce serait une définition du camp, d’une privation spatiale, d’un espace sans espacement et, par conséquent, d’une dérégulation de toute possibilité d’équilibre entre un territoire et ceux qui l’habitent. Mais alors même que devant de tels excès l’on se prend à rêver d’espacements et de jachères, de vides reconquis et d’ouvertures, à l’opposé on voit aussi que d’inconcevables gâchis d’espace se commettent et que là où de la densité serait à penser, on procède par étalement inconsidéré, par nappes d’habitat successives : c’est ce que révèle le livre formidable d’Alex Mac Lean, Over1, qui, loin des cartes postales compassionnelles de la « terre vue du ciel », donnent du paysage américain, du paysage de la puissance américaine, des images sidérantes où l’on voit à l’œuvre l’absurde consommation qui est faite là-bas de l’espace, avec notamment des zones résidentielles clonées constituant des tissus sur lesquels aucune densité ne peut avoir de prise et qui sont constituées et pensées comme telles – pour que rien de ce qui fait ou peut faire une vie urbaine, une urbanité, n’advienne.

Il va sans dire qu’à d’autres échelles et de façon peut-être moins spectaculaire mais tout aussi déplorable, une grande quantité de lotissements et de zones d’aménagement divers, sont, en Europe et particulièrement en France, conçus sur le même modèle, qui est celui d’une société au sein de laquelle l’unité modulaire maison-jardinet-voiture-téléviseur est considérée, avec ses habitants, comme la cellule de base d’un mode de vie fondé sur l’isolat et la séparation : étrange ruche qui serait à la fois improductive, disséminée et privée de liens et d’échos internes.

D’un côté desserrer, détendre, ouvrir des vides, répartir, repartir. De l’autre au contraire retendre, resserrer, coudre, suturer : tel est le paysage mobile, le paysage de projets que présente la question de la densité – non comme un critère fixe, mais comme un opérateur mobile, comme la variance même et, par conséquent, par-delà ses allures de faux problème ou de topos sociologique rebattu, comme un moyen de comprendre que chaque paysage est une multiplicité singulière, une combinatoire de densités et qu’entre les habitants, le bâti et le territoire, quels qu’en soient les particularités, les dominantes et les contraintes, les équilibres relationnels sont sans fin à affiner et à retendre.

C’est donc autour de ces considérations que s’est construit ce septième numéro des Cahiers de l’École de Blois. Et pour étendre le champ conceptuel des problématiques de densité, pour densifier en quelque sorte leur appréhension, nous avons demandé à d’autres qu’à des paysagistes de dire ce qu’il pouvait en être, pour leur domaine, de la densité. Les sciences de la nature sont ici forcément la matrice, qu’il s’agisse du paysage physique des densités (de l’atome à l’espace, du plus serré au presque vide) avec l’article de Jean-Marc Lévy-Leblond ou qu’il s’agisse des plantes et de cette dialectique entre quantité et variété – entre le nombreux et le divers – dont traite Jean-Marc Drouin.

Comme toujours, nous avons aussi demandé à un écrivain, Nathalie Quintane, d’apporter non pas son « point de vue », mais ce pas de côté imprévisible et imprescriptible que fait la littérature. Pas qui est fait aussi, du côté de l’histoire, en direction d’un exemple probant de densité, Lyon, et non pas n’importe quel Lyon mais celui des pentes, par Gilbert Vaudey qui, chaque année désormais est le guide irremplaçable des étudiants de 3e année dans les escaliers et les traboules des flancs de la Croix-Rousse.

Mais le domaine en propre de l’École, c’est toujours ce qui a trait au projet, ce qui rencontre les problématiques du paysage par l’intermédiaire de sites réels. On en retrouvera ici plusieurs : l’île de Houat, dont Thibault Barbier a étudié les problèmes d’aménagement et notamment ceux liés à l’engorgement estival d’un milieu fragile ; la vallée de l’Huveaune, au nord-est de Marseille, où Gabriel Mauchamp a repéré les potentialités qui seraient libérées par la refonte du système de transports ; la basse vallée de la Romanche, site encaissé, avec un passé industriel très marquant, où Quentin de Néeff a tenté de penser une fluidité nouvelle.

À ces projets, il faut ajouter celui décrit par Jean-Marc Gaulier (enseignant à l’École en 3e année) et ses collaborateurs de l’agence XP Urbicus. Il concerne un site de chantier situé à Montévrain, en Seine- et-Marne, pour lequel les problèmes de densité se posent en relation avec les problématiques de transition entre ville et campagne, dans le cadre d’un développement de l’habitat. C’est également à partir d’écarts et de transitions qu’Isabel Claus, en se fondant sur des exemples précis, esquisse une typologie, base d’une approche théorique à venir.

Se représenter l’espace, mesurer en quelque sorte sa vitesse d’envahissement, ses dilatations allant du vide vers le plein, du clairsemé vers le saturé, cela doit en passer aussi par une appréhension graphique quasi tactile, et c’est pourquoi ont également collaboré à ce numéro deux enseignants en arts plastiques, l’un (Jalil Amor), en présentant un exercice proposé aux étudiants de 2e année, l’autre (Marie-Christine Palombit), en partant de son propre travail. Quant à la dimension voyageuse ou exploratrice, elle est présente ici à travers trois exemples : une étude (menée par les étudiants de 4e année) sur la rade de Lorient, un portrait de ville, lointaine celle-là, et emblématique, puisqu’il s’agit de Shanghai (enquête d’Olivier Baron et Simon Béquillard) et, enfin, à travers l’« utopie concrète » proposée par Chilpéric de Boiscuillé.

L’espace et ce qui le peuple, c’est aussi ce que l’on trouvera dès l’entrée de ce numéro, en guise d’exergue, avec la photographie de Hanns Zischler montrant toute la mélancolie qui peut être tenue en réserve dans le simple ballet des êtres dans l’espace (ici celui d’une patinoire à Vienne) et avec le relevé graphique fait par Fabien Decoucut, élève de 1re année à l’École, qui montre la répartition des espaces libres et des obstacles sur un trottoir parisien envisagé du point de vue d’un fluide (c’est-à-dire d’un skateur).


  1. Alex S. MacLean, Over, visions aériennes de l’American way of life : une absurdité écologique, Dominique Carré éditeur, Paris, La Découverte, 2008.
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