Sans permis
Hélène Gaudy
Il m’arrive encore de croire qu’un jour je passerai mon permis. Cela reste une perspective vaguement angoissante et un peu excitante aussi, qui surgit à intervalles réguliers quand je séjourne dans un lieu dépourvu de transports en commun et m’y trouve démunie, empêchée. Quand, invitée dans la vie des autres, je n’ai plus la possibilité d’y déployer les stratégies patiemment mises en place pour ne jamais souffrir de mon manque de mobilité.
Ces tactiques sont d’abord dictées par mes incapacités : ne pas passer le permis, c’est surtout en avoir peur, redouter la difficulté de l’apprentissage comme l’endormissement sur une départementale, craindre la sortie de route, l’accident.
Je m’accorde, pour n’avoir jamais affronté ce rite de passage, quelques circonstances atténuantes. Ma mère a échoué cinq fois à l’examen, mon père n’a même pas essayé. Pourtant, ils ont tous deux grandi dans un petit village où, sentant l’adolescence pointer, ils ont sans doute considéré la voiture comme un instrument de liberté – sans pour autant passer à l’acte. À ma connaissance, aucun d’eux n’a jamais possédé un scooter ni même tourné le volant sous le regard anxieux de l’un de ses parents. Par manque de confiance, de moyens, par principe ou par esprit de contradiction, mes parents ont toujours été des piétons.
Les voitures dans lesquelles il m’est arrivé, enfant, de monter, étaient donc aussi rares que d’une parfaite étrangeté. Cela aurait pu me donner l’envie de me couler dans ce rôle pour lequel ils ne s’étaient pas sentis taillés : conduire, avec ce que ce verbe contient de volontarisme et de responsabilités. Diriger, mener à bon port, dépasser la crainte de tenir entre ses mains la vie de qui s’abandonne à la place du mort. Mais je me suis contentée de les imiter, à leur grand désespoir puisqu’ils ont longtemps espéré qu’un jour, je les véhiculerais.
Vivre sans permis, c’est vouloir voyager léger, avec le moins d’impact possible sur ce qui nous entoure. C’est refuser le modèle de la voiture individuelle tout en y restant empêtré puisqu’à la gare, pour les vacances, il faut bien que quelqu’un vienne vous chercher. C’est alors dépendre des autres alors même qu’on se voudrait discret. Ce n’est possible que dans certains lieux puisque le monde, de moins en moins fait pour les piétons, les cantonne aux grandes agglomérations. Cela convient donc avant tout aux urbains que mes parents sont devenus et que j’ai toujours été. Dans leur cas comme dans le mien, nous ne nous passons pas de voiture parce que nous habitons en ville : nous y vivons précisément pour pouvoir nous en passer.
Avec le temps, j’ai fini par admettre que vivre sans permis serait sans doute pour moi un état permanent. Que cela continuerait à me fermer des portes, des emplois, des possibilités. Que cela limiterait toujours ma vie, mais que ces limites entraînaient peut-être un rapport particulier à l’espace, au paysage, puisque chaque manque impose ses détours, ses stratégies d’évitement.
Je ne connais pas la sensation que procure la vitesse quand on la maîtrise soi-même, l’impression de faire corps avec un véhicule, la liberté du coup de tête, du week-end improvisé, ni davantage la lassitude des trajets répétés et des embouteillages, le temps perdu, le temps gagné.
En voiture, entourée de véhicules dont je ne peux qu’imaginer le fonctionnement, de personnes qui possèdent un savoir dont je suis dépourvue, je n’ai de cesse d’admirer, avec une forme d’incrédulité craintive, l’aptitude des conducteurs à éviter leurs homologues lancés sur eux à pleine vitesse tandis que je me trouve, au sens propre, attachée, ne pouvant que tourner la tête vers un paysage haché par les autres véhicules, ombré par notre propre présence.
Assise à la place du mort, je tente au mieux d’honorer le rôle de copilote, titre honorifique qu’on concède aux passagers dépourvus de permis pour leur donner l’impression qu’ils servent à quelque chose, impression dans mon cas vite démentie par l’étendue insoupçonnée de mon inaptitude. J’ai appris très tard qu’un bateau n’était pas, sur la route, une embarcation à voile, et je peine toujours à fermer ma ceinture de sécurité.
Le corps est contraint, l’esprit aussi – le passager se doit de laisser croire, même si le conducteur sait cette croyance illusoire, qu’il partage sa vigilance, sa responsabilité. Je me souviens de nuits passées à parler à un visage dodelinant dans l’ombre, guettant avec angoisse l’abaissement des paupières dans le rétroviseur, et d’autres à opiner du chef, masquant ma propre somnolence pour ne pas finir dans le décor.
Les souvenirs de voyages en voiture sont des souvenirs du corps, des reliquats de nuits particulièrement noires dont on s’extrait pour faire une pause dans une station-service, traverser un parking éclairé au néon jusqu’aux travées où attendent, dans le silence nocturne, des rangées de club-sandwichs, ou bien l’empreinte inverse et comme symétrique de l’instant où l’on monte, en été, dans une voiture surchauffée. Le corps se met, contre toute attente, assez vite au diapason de la carlingue brûlante, et on ouvre les fenêtres, on tend son bras dans le soleil.
Odeurs d’essence, faux cuir qui colle aux cuisses, miettes au creux des sièges et de la jupe trop courte, longues plages ensommeillées et vaguement nauséeuses où l’on éponge le froid comme la chaleur, instantanés mêlés les uns aux autres par un même rythme, un même son, une même odeur.
Lors de mon premier séjour avec des amis motorisés, je me souviens d’avoir eu l’impression de me rendre d’un endroit à un autre sans jamais m’arrêter. Nous prenions la voiture pour aller faire des courses, pour rejoindre la plage, le camping, pour visiter la ville voisine : les lieux devenaient subitement accessibles, mais leur souvenir se réduisait aux heures qui les séparaient. Tout était flouté, avalé par le trajet. Si Roland Barthes voyait en la voiture un objet « parfaitement magique », cette magie me semblait avant tout résider dans le pouvoir d’effacer tout ce qui l’excédait, de réduire la mémoire aux dimensions de l’habitacle.
Les feux, les signes, les panneaux indicateurs forment un monde codifié, aussi prosaïque qu’insondable pour le profane. Nombre des lieux traversés – ZAC, zones commerciales, stations-service, parkings – semblent tenir leur existence même du moyen de transport qui permet d’y accéder : anamorphose ou reflet, extensions de véhicules sans cesse démultipliés qui, s’ils donnent accès au paysage, lui imposent aussi leur marque, leur rythme, créant une autre forme de distance. Dans ce corps augmenté, je reste un corps étranger.
Vivre sans permis, c’est rester entravé comme le sont les enfants, avec la forme de jouissance que procurent leurs entraves puisqu’elles sont permanentes réassurances, éternel retour du même : revisiter à pied les mêmes rues, hanter les sas que forment les gares, accomplir les rituels qui fabriquent les souvenirs – descendre d’un train, longer un quai, gravir un escalier, découvrir sur la ville un même panorama puis accomplir, jusqu’à son habitation, un même trajet. Pour le piéton, rien n’est fluide, rien n’est flouté : chaque déplacement est fait d’étapes, de haltes forcées qui créent une attente, accrochent la mémoire.
En vacances, lever le pouce, attendre un bus en plein cagnard, errer dans une ville qu’on ne parvient pas à quitter, risquer l’ennui comme la rencontre, voir peu, rater beaucoup, partir toujours avec des regrets. Aux côtés des souvenirs qu’on s’est forgés, il y aura, toujours, la cohorte de ceux qu’on a manqués.
Au quotidien, subir l’attente, le métro ou le RER bondé, tenter le vélo sous la pluie, renoncer. Réserver à l’avance, devenir experte dans le calcul des horaires et des correspondances, mais aussi, mais toujours, à un moment : lâcher.
Quelles que soient les contraintes liées à l’usage des transports en commun, ces derniers restent parmi les rares lieux de nos vies qui nous délestent de leur souci. Pas question, ici, de copiloter quoi que ce soit. Malgré l’inconfort ou la promiscuité, on se trouve allégé d’une forme de vigilance : quelqu’un conduit à notre place, quelqu’un dont on ne peut qu’espérer la maîtrise et la bonne volonté, à qui l’on confie sa vie sans même avoir vu son visage. Vivre sans permis, c’est occuper régulièrement cette place de spectateur, de passager. À l’instant où le train quitte la gare, on tend les rênes à quelqu’un d’autre. Et c’est souvent quand on ne maîtrise plus rien, quand on abandonne jusqu’à l’idée de la maîtrise, qu’on laisse entrer le dehors.
Contrairement à la voiture d’où on voit toujours la route dans une sorte de vision subjective à trois cent soixante degrés, le train nous masque les rails, nous offre le panorama en faisant oublier les infrastructures qui permettent de le traverser. Bien sûr, on a creusé des tunnels, construit des voies ferrées, mais une fois assis à sa place, rien de tout cela ne pèse, tout est offert comme sur un écran de cinéma, à peine plus réel, à peine plus accessible.
« Voir des paysages par la fenêtre signifie les connaître doublement, par le regard et par le désir », a écrit Milena Jesenská. Si la possibilité de s’arrêter partout induit souvent qu’on ne s’arrête nulle part, l’impossibilité de stopper le train rend les lieux traversés secrets et désirables – ainsi je me souviens de la fascination que je ressentais, enfant, à la découverte de l’arrière des immeubles au sortir des gares, d’immenses carrières de sable et des usines comme des cités, d’une sorte d’envers du monde sur lequel le train m’offrait des aperçus tout en interdisant l’idée même de s’arrêter, de descendre. Comment être tout à fait sûre, alors, que ces lieux existaient ?
« Je me réservais des coins d’avenir, écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans La Traversée des fleuves, de minuscules paysages, des fonds de potager qui reprenaient derrière les plants de groseilliers, comme si de ne pas y aller garantissait d’y vivre, comme si se ménager des lieux prouvait que tout allait continuer. » De ce jardin de l’enfance qui a encore la dimension d’un continent à explorer, le narrateur tire aussi un rapport au paysage qui peut rester sien toute une vie : puiser dans l’inaccessible, qu’il soit proche ou lointain, la conviction que même les trajets quotidiens recèlent toujours des replis, des trouées. Savoir qu’on ne maîtrise pas l’espace, et chercher, au cœur de cette ignorance, d’autres modes de connaissance.
C’est ce qui me tient, c’est ce qui m’importe : se ménager des lieux et puis les garder là, quelque part, disponibles, comme ces maisons tout juste aperçues qui installent dans un coin de la mémoire leurs chambres inconnues, leurs vastes escaliers, les odeurs qu’on leur prête réveillant nos souvenirs. Ce sont ces lieux-là qui me hantent, que je tente de saisir, parce qu’ils restent à découvrir tout en portant la charge de tous ceux qu’avant eux nous avons traversés.
Bien sûr, il y a les annonces crispantes des baristas, le wagon-restaurant qui disparaît, l’ouverture à la concurrence, les retards, l’attente. Mais le train reste ce lieu qui, en avançant, nous décharge de la nécessité de le faire. Alors, on tourne la tête vers la vitre, on redécouvre un paysage qui, malgré les changements qu’il subit, garde une forme de permanence, sans doute due à celle du dispositif qui nous l’offre, à cette perpétuelle mise en scène. Ce paysage, comme le savent les enfants qui dessinent sur la vitre ou poussent les parois des wagons pour faire avancer le train plus vite, on dirait presque qu’on est soi-même en train de le produire, de le continuer.
Lors d’une conversation dans un train, alors que des arbres nus défilaient sous nos yeux, l’un de mes amis m’a appris que de nombreux écrivains vivaient sans permis. Pas seulement, comme on pourrait le croire, parce qu’ils habitaient en ville : nombre des exemples qu’il me donna ce jour-là, au wagon-restaurant du TGV où l’on pouvait encore s’asseoir et longuement discuter, vivaient en milieu rural et déployaient sans doute, pour rester mobiles, tout un arsenal de stratégies compliquées.
Nous nous sommes demandé ce que cette situation changeait à leur vie mais aussi à leur écriture : qu’est-ce que cela fabrique ? Comment la position de notre corps, sa marge de manœuvre, sa distance envers le monde, sa faculté de se laisser porter ou de mener la barque, pourraient-elles n’avoir aucune incidence sur la façon dont on regarde, et donc, dont on écrit ?
Bien sûr, il y a Camus, Sagan, Hemingway ou même Duras : de nombreux auteurs ont noué, avec la voiture, avec la vitesse, un lien fort dont les livres ont gardé l’empreinte vive. Au-delà de l’utilisation de la voiture comme motif, il y a, dans certaines écritures, la trace du rythme qu’elle imprime au corps, du mode d’appropriation du territoire que permet sa maîtrise, dont l’absence est au contraire sensible chez certains auteurs sans permis.
On pourrait citer les marcheurs, Guy Debord, Jean Rouaud, Jean Rolin et bien d’autres, qui ont fait du rythme de la marche une composante essentielle de leur vie comme de leur écriture, ou même W. G. Sebald, qui mourut d’une crise cardiaque au volant de sa voiture alors qu’il avait passé sa vie à écrire les voyages en train, les longues circonvolutions piétonnes dans une Europe dévastée.
Parce que, bien sûr, la question dépasse largement l’obtention du permis : certains, s’ils savent conduire, gardent dans l’écriture la place du passager. S’ils maîtrisent la vitesse, il leur arrive de préférer rester sur le bas-côté, cultivant l’attention singulière que procurent les voyages où l’on ne contrôle rien et dénichant parfois, sur le chemin, les joies siamoises d’un lieu qu’on va aimer comme du nœud mystérieux d’un roman.
Vivre sans permis, c’est accepter de ne pas pouvoir tout atteindre. Rester sur le seuil parfois, ronger son frein souvent, être tributaire des autres et des circonstances, tenter de se mettre à leur rythme sans jamais le maîtriser.
Écrire sans permis, ce serait adopter ce rapport heurté à la vitesse, ce lien contrarié à l’espace qui attise le désir de le découvrir comme l’impossibilité de le dévoiler. Accepter l’ennui comme l’accident et en faire la matière du texte, sa résistance. Manquer de souplesse, peut-être, mais gagner en patience.
Écrire dans la relecture, la rature, l’effacement, en repassant sans cesse par les mêmes phrases, les mêmes mots, jusqu’à en identifier les points saillants, et puis relier ces points comme dans les jeux d’enfants. Voir le texte comme une carte, jamais tout à fait conforme au territoire, gardant comme une preuve, comme une trace, entre le monde et lui la pellicule du fantasme, l’aveu de l’incomplétude. Écrire le paysage comme une succession d’images nourries par leur hors-champ, sans cesse données et reprises, soustraites au regard.
Écrire dans le décalage entre le livre projeté et ce qu’il réserve de déceptions comme de surprises. Croire que les accélérations peuvent naître des longues plages d’attente, laisser les ficelles apparentes, accepter que le texte soit traversé par des aléas étrangers, se glisse entre deux correspondances, qu’il soit haché menu, revu, corrigé. Faire avec les trous du langage, les souvenirs incomplets – et je me demande si Georges Perec a passé son permis.
Écrire autour des manques, des incapacités, sans accomplir l’effort d’élucidation de ses propres intentions qui feraient d’un texte une autoroute dont on maîtrise les codes et la vitesse, mais l’envisager au contraire comme une succession d’étapes dont chacune façonne à l’aveugle la suivante. Faire avec, ou plutôt sans : sans permis, sans plan, dans l’obstination et l’empêchement.
Parfois, je rêve que je conduis. Je le fais toujours, pour ainsi dire, par effraction. Je me retrouve au volant, il faut bien avancer, le véhicule s’ébranle puis file dans une ville pleine d’obstacles, je prends de la vitesse, cela me procure un certain plaisir mais je ne me départis jamais d’une sensation d’imposture, de danger.
Dans mon sommeil, je conduis sans en avoir le permis, au sens de permission : cette vitesse, ces images, je les arrache au vol. Mes rêves de conduite, d’ailleurs, sont assez proches de mes rêves de vol – conduire et voler me semblant, il faut croire, l’un comme l’autre aussi éloignés de ma réalité.
Au réveil, j’ai les deux pieds sur terre et le fonctionnement du bolide m’est toujours aussi étranger. Je ne sais plus, à dire vrai, s’il s’agissait d’un rêve ou d’un cauchemar. Ce qu’il en reste, c’est ce qui, souvent, suscite l’écriture : la conjonction précise d’un désir et de son impossibilité – le paysage entrevu par la vitre de la voiture que, sans doute, je ne conduirai jamais.