Parler d’agriculture
en allant voir la mer

Habitants et agriculteurs bretons face aux algues vertes

Amélie Cénet

Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.

Il fait 28 °C, la température adaptée à l’élevage des truies mères et de leurs porcelets. L’odeur est étrange, un peu acide. La soupe, un mélange d’eau, de céréales produites ici ou ailleurs, et de nutriments, arrive automatiquement devant chaque truie par un enchevêtrement complexe de tuyaux. En fond sonore, les hits du moment passent à la radio. Ça calme les animaux. À l’arrière du bâtiment, des fenêtres offrent une vue sur la mer. Dans cet élevage porcin de taille moyenne, un père et son fils produisent 6 500 porcs charcutiers par an, soit la consommation de 20 000 Français. À la recherche de labels de qualité, leur production est destinée à l’un des principaux abattoirs bretons, filiale du groupe Leclerc. Les prix d’achat sont fixés par les marchés mondiaux. Selon le montant au kilo, les éleveurs ne sont pas sûrs de pouvoir rembourser les investissements réalisés – près d’un million d’euros.

Configuration hydraulique de la baie de Douarnenez

Derrière cette ferme implantée à quelques centaines de mètres des plages de la baie de Douarnenez, à l’ouest de la Bretagne, se cachent des géants de l’agro-industrie au chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros, des centaines de milliers d’emplois, et une production massive aujourd’hui nécessaire à l’alimentation de la population française, et au-delà.

Cette situation est la conséquence d’une succession de politiques européennes productivistes, menées depuis les années 1960. Dans ce contexte, l’obligation de production imposée aux agriculteurs engendre des dérives environnementales. Le dépôt saisonnier d’algues vertes sur les plages bretonnes est la plus visible d’entre elles. Ce phénomène est dû aux effluents d’élevage, dont les surplus non assimilés par les sols induisent des concentrations importantes en nitrates dans les cours d’eau et sur le littoral. La présence massive de cette algue, Ulva armoricana, a un effet nocif sur les milieux marins. Lorsqu’elle entre en putréfaction sur les plages, elle peut dégager un gaz mortel.

Les marées vertes sont observées depuis les années 1970. La mise en relation de ce phénomène avec les pratiques d’élevage a été source de débats houleux, politisés et médiatisés1. Les tensions sont palpables entre les acteurs de l’agro-industrie, de la protection de l’environnement, du tourisme et de l’habitat. Dans un cadre législatif encore flou, certains revendiquent leur droit à produire et à entreprendre, quand d’autres font de la qualité de l’environnement et des paysages un bien commun.

Dans cette région agricole, le littoral, qui attire de nombreux habitants et touristes, apparaît comme un révélateur des pollutions et des conflits. Les usages et les enjeux se superposent dans un lieu reconnu pour la beauté des paysages, mais nécessairement productif. Dans cette situation qui dévoile des enjeux environnementaux et de tensions politiques et sociales, quels peuvent être le positionnement du paysagiste et le rôle du paysage ? Au fil du temps, ce questionnement est devenu central dans mon travail de fin d’études.

Positionnements

Travailler sur un territoire soumis à un conflit suppose de se positionner. Être « écolo » militant, soutenir une agriculture de production massive, prôner la préservation de paysages hérités du passé… Pour que mon travail trouve une place, je ne devais m’enfermer dans aucune de ces cases. J’ai choisi de porter le regard le plus transversal et objectif possible, pour essayer de comprendre les liens entre les différents éléments constitutifs du paysage.

Cette approche a imposé au projet deux objectifs. Parfois antinomiques, ils semblent pourtant indissociables : réduire les pollutions agricoles et leurs impacts sur le littoral, et maintenir la viabilité économique de l’agriculture bretonne.

Pour cheminer vers ce double objectif, il me fallait entrer dans le conflit de manière plus précise. Me confronter aux géants de l’agro-industrie et aux logiques économiques mondiales semblait perdu d’avance. J’ai donc choisi d’aborder ce conflit depuis un territoire précis : le fond de la baie de Douarnenez, à l’ouest du Finistère. La configuration hydraulique des courants marins et des bassins versants en fait un lieu propice à la prolifération des algues vertes. En amont des vastes plages de sable s’étend la région agricole du Porzay. Ses sols fertiles hébergent depuis plusieurs siècles une agriculture riche. Aujourd’hui, c’est un territoire d’élevage particulièrement productif. Le projet se concentre sur un périmètre plus restreint, le bassin versant du Ty Anquer, du village de Plonévez-Porzay à la plage de Sainte-Anne-La Palud. Sa configuration hydraulique et la répartition des usages agricoles et des habitants rendent ce territoire représentatif du reste du Porzay.

Un travail de terrain associant l’observation précise des formes du paysage à la rencontre des différentes parties prenantes dans le conflit m’a permis d’en proposer une lecture spatiale. Les témoignages d’agriculteurs, d’habitants, d’élus, des instances de gestion et d’associations, se sont croisés pour faire émerger les points de blocage et les possibilités d’action.

L’idée est d’imaginer, d’illustrer et d’accompagner des évolutions possibles de l’espace agricole pour proposer aux acteurs du territoire de les mettre en œuvre.

Depuis les années 1990, l’État a mis en place de nombreuses mesures de lutte contre les algues vertes, demandant aux collectivités d’inciter les agriculteurs à modifier leurs pratiques2. Les taux de nitrates dans les cours d’eau ont fortement diminué, la prolifération des algues s’est atténuée. Les mesures prises par les agriculteurs semblent donc efficaces et nécessaires. Aujourd’hui, pour finir d’enrayer le phénomène des marées vertes, l’essentiel des attentes continue de porter sur les exploitations agricoles. Cependant, il semble difficile d’imaginer de nouveaux changements tant l’équilibre économique de ces exploitations est fragile, et les charges de travail importantes. Face à ce constat, le projet de paysage, qui propose un regard complémentaire et une démarche expérimentale, tente d’ouvrir des discussions. L’idée est d’imaginer, d’illustrer et d’accompagner des évolutions possibles de l’espace agricole pour proposer aux acteurs du territoire de les mettre en œuvre.

Dans le bassin versant du Ty Anquer, les activités des habitants qui ne travaillent pas à la production agricole se concentrent dans le village et sur le littoral. Cinq minutes de trajet en voiture permettent de rejoindre la plage de Sainte-Anne-La Palud. De part et d’autre de la route, l’espace semble presque exclusivement réservé à l’agriculture. Cette séparation des usages est renforcée par le fonctionnement des exploitations, peu ouvertes vers l’extérieur, mais aussi par l’absence d’offre de produits locaux, qui tourne l’essentiel de la consommation vers les supermarchés. Les échanges très limités entre les agriculteurs et les autres habitants induisent une méconnaissance des fonctionnements agricoles. Cette absence de dialogue peut devenir source de tensions ; elle isole les agriculteurs face à leurs responsabilités dans la gestion et l’entretien du territoire. La démarche du projet suppose que de nombreux blocages dans l’évolution de l’espace agricole sont dus à ce manque de connaissances et d’interactions.

Le projet vise donc à renouveler l’approche des fonctionnements agricoles pour instaurer de nouvelles relations entre agriculteurs et habitants, tout en améliorant, en fin de compte, la qualité de l’eau. L’intention est de susciter l’investissement des habitants qui ne travaillent pas dans l’agriculture, afin de créer un contexte plus favorable à la nécessaire évolution des pratiques agricoles.

Pour mettre en place cette démarche, le projet saisit une opportunité : les habitants de Plonévez-Porzay demandent à la mairie de mettre en place une liaison piétonne ou cyclable entre le village et la plage de Sainte-Anne-La Palud pour contourner la route. Le projet de paysage dessine ce chemin comme le vecteur de nouvelles relations avec les activités de production. Il traverse un nouvel espace agricole, installé dans la continuité des activités actuelles, mais organisé pour réduire les pollutions et leur diffusion. Le chemin devient un outil de récit.

Un nouvel espace agricole plausible

À l’échelle du bassin versant du Ty Anquer, le projet s’appuie sur les pratiques agricoles actuelles et les agriculteurs en place. La méthode, qui propose un changement progressif des pratiques agricoles, s’appuie sur les réalités agronomiques, foncières, économiques et humaines de quatre exploitations présentes sur le territoire. Celles-ci sont considérées ici au titre d’exemple, en tant que lieux représentatifs du Porzay.

L’analyse distingue deux types d’espaces agricoles : les terres cultivées nécessaires à la production et les terres non cultivées des prairies situées dans les pentes ou en fond de vallon. Ces dernières ont un poids économique plus faible, mais peuvent héberger une biodiversité riche et jouer un rôle central dans la filtration des eaux. Les marges de manœuvre et les potentialités diffèrent donc selon les parcelles et leur rôle. À partir de cette distinction, le projet associe plusieurs logiques : il s’appuie sur des acteurs présents et à venir, et met en lien l’ensemble des différentes évolutions imaginées. Cette démarche invite à des changements de pratiques pour chaque exploitation, échelonnés dans le temps et répartis le long du bassin versant. En observant en détail le fonctionnement actuel de l’agriculture, l’objectif est de proposer un nouvel espace agricole plausible dans une perspective de vingt à trente ans.

Le projet associe plusieurs logiques : il s’appuie sur des acteurs présents et à venir, et met en lien l’ensemble des différentes évolutions imaginées.

Le chemin de la plage,
un outil de récit

La seconde partie du projet de paysage s’inscrit dans ce nouvel espace. Le dessin du chemin de la plage, en présentant l’évolution des pratiques de production et des usages des terres agricoles, crée de nouvelles relations entre agriculteurs et habitants. Le projet conçoit en même temps le tracé du chemin et les lieux qu’il traverse. Selon ses formes, ses dimensions ou ses matérialités, ce parcours dessiné offre différentes relations à l’espace agricole.

Le chemin devient le support d’expériences vécues inédites, au cœur de ce paysage productif. En s’intégrant peu à peu aux usages quotidiens du village de Plonévez-Porzay, il donne l’occasion aux habitants de parcourir l’espace agricole et d’y pratiquer de nouvelles activités. La reprise du dialogue atténue l’isolement des agriculteurs. Elle ouvre des opportunités pour accompagner les changements qu’ils voudraient mettre en place. Ce nouveau cheminement esquisse une autre expérience des fonctionnements agricoles et raconte une nouvelle histoire.

Derrière l’alignement de pavillons en bordure du village, un chemin enherbé passe entre les clôtures des prairies pâturées. Un troupeau de vaches laitières suit l’agriculteur qui s’apprête à les traire. Arrivée à la ferme. Un tracteur stationne devant la porte de l’étable. Les habitants de Plonévez-Porzay sont venus acheter les produits issus de la nouvelle filière de transformation laitière.

Le chemin se poursuit le long des bâtiments, sur une petite route qui se transforme en voie agricole. Sur la droite, une haie sur talus d’une dizaine de mètres de haut, sur la gauche une moissonneuse récolte le blé destiné aux élevages. Le chemin descend dans le fond du vallon, puis traverse un boisement humide. Derrière, des prairies pâturées par quelques vaches pie noir. Elles appartiennent au réseau de pâturages extensifs mis en place dans le fond de vallon. Le chemin de terre s’élargit pour permettre le passage des engins agricoles. Il mène à la nouvelle ferme communale, une production en maraîchage destinée à la cantine municipale et aux marchés locaux. Les enfants du centre de loisirs récoltent quelques courgettes.

Le chemin se poursuit le long de la rivière. L’herbe est haute, on peut suivre le parcours des marcheurs précédents. La rivière est à son niveau d’étiage, la présence de l’eau est discrète.

Une voie destinée au passage des tracteurs monte sur la droite, elle mène aux bâtiments d’un élevage porcin. De jeunes cochons regardent les visiteurs d’un air curieux. L’agriculteur les guide ensuite à l’extérieur. Un engin étrange parcourt le champ pour travailler le sol et les intercultures. Ce nouvel outil a été acheté en commun par les agriculteurs de la Coopérative d’utilisation du matériel agricole.

En descendant vers le fond du vallon, le chemin rejoint le bord de la rivière. Pour améliorer la filtration des eaux, des travaux de restauration ont retrouvé les méandres historiques. Selon la proximité des champs cultivés, la ripisylve est plus ou moins dense. Entre les saules, des enfants escaladent pour aller toucher l’eau.

À l’approche de l’estuaire, le sol devient sableux et fragile. Des planches de bois sur pilotis permettent aux marcheurs et aux touristes des campings environnants de traverser la zone humide. La mer apparaît derrière les roseaux agités par le vent. Le sable est chaud et les vagues transparentes. Cet été-là, les algues vertes n’ont pas fait leur apparition.

Des horizons multiples

Dans la présentation concrète du projet de paysage, le chemin devient un outil de récit au sens premier du terme. Du village à la plage, le parcours est décrit par des mots et des représentations dessinées. En guidant l’auditoire, la paysagiste transmet un regard alternatif sur le fonctionnement de ce paysage confronté à la double nécessité de la production et de son évolution.

La vision d’un paysage possible devient support de dialogue. Les acteurs du territoire sont amenés à débattre devant une proposition spatiale illustrée et détaillée, qui tient compte des exigences techniques et écologiques, et intègre l’appréciation esthétique sans jamais s’y limiter. Le projet de paysage n’est pas figé : il est un outil polyvalent, destiné à susciter des volontés d’implication et de changement.

Il faut donc accepter que le paysage dessiné ne soit peut-être pas exactement le paysage construit. Les champs, les chemins agricoles et les haies sont le lieu de travail et la propriété des agriculteurs ; les rivières sont gérées par des techniciens compétents ; les filières de vente et de transformation peuvent être portées par les communes ; la compréhension des pollutions, enfin, est surtout le travail de scientifiques. Une paysagiste n’a aucun pouvoir de transformation directe sur ces différents éléments. Sa force est de comprendre les points de vue et les enjeux de chacun, de faire apparaître les liens cachés derrière le fonctionnement complexe d’un territoire, d’oser imaginer des changements plausibles, et de contribuer à les rendre possibles par des représentations attractives.

Le travail de fin d’études, libre de toute commande, m’a offert un cadre confortable pour expérimenter cette démarche par le paysage. Se pose maintenant la question d’une mise en place réelle. Il semble difficile d’imaginer le travail de paysagiste de façon indépendante. Pourtant, en se raccrochant aux instances existantes, il risque de perdre sa neutralité et la force de son positionnement. Une chose est sûre : dans un territoire productif soumis à des tensions palpables, le paysage reste une notion fragile, un terme ambigu qui demande à celui ou celle qui l’emploie une prudence constante.

Diplôme soutenu en septembre 2020.
Travail de fin d’études encadré par Lolita Voisin et Sébastien Bonthoux.
Article publié dans Les Cahiers n° 19, « Le droit au paysage », p. 54-65.

  1. Plusieurs témoignages, enquêtes et documentaires cherchent à comprendre le phénomène des marées vertes et mettent en lumière les rouages d’un conflit complexe. La bande dessinée Algues vertes. L’histoire interdite, scénarisée par Inès Léraud et illustrée par Pierre Van Hove, La Revue dessinée/Delcourt, 2019, est l’un de ces ouvrages.
  2. Depuis 2010, l’État a financé des plans de lutte contre les algues vertes (Plav) dans huit baies bretonnes, pour inciter les agriculteurs à des changements de pratiques en vue de réduire l’impact des nitrates. Ces actions sont mises en place à l’échelle des bassins versants par des collectivités ou des instances de gestion, accompagnées par l’agence de l’eau Loire-Bretagne. La baie de Douarnenez est l’une des huit baies concernées. Le Plav y est mis en place par l’Établissement public d’aménagement de la baie de Douarnenez (Epab).
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