À la recherche des fantômes du passé

Le site archéologique de Ribemont-sur-Ancre

Élise Hennebicque

Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.

C’est grand hasard si l’on voit exactement
ce que l’on ne se soucie point de regarder.

Jean-Jacques Rousseau, L’Émile.

Appréhender un paysage est subjectif. Le regard, propre à chacun, identifie un lieu selon ses aspirations, ses connaissances, son passé. Ainsi, le paysage ne prend toute sa valeur que par notre représentation personnelle, il se réfère à notre culture, à nos affects. L’intérêt porté à l’art et aux civilisations passées m’a amenée à découvrir un lieu surprenant qui nous parle d’histoire humaine et architecturale ; un territoire en proie à des affrontements, des constructions et des réorganisations qui peu à peu se sont effacés et ont laissé un paysage vide de tout indice.

La représentation imagée du site archéologique.
Secteur clôturé, lieu des fouilles archéologiques.

Ce lieu, c’est le site archéologique de Ribemont-sur-Ancre, situé dans le département de la Somme, à 20 kilomètres au nord-est d’Amiens, jouxtant ce village de 650 habitants. Ce lieu historique, caché sous les terres agricoles, était autrefois habité sur le versant nord de la vallée de l’Ancre.

Au sol, les signes et les traces peinent à ressurgir. La magie n’est dévoilée que par la prospection aérienne, l’unique recul que l’homme obtient pour s’émerveiller des richesses de la terre. C’est en 1962 que l’archéologue Roger Agache découvre des traces blanchâtres appartenant à la clôture de deux vastes cours dominées par un grand bâtiment, témoignant probablement d’une villa gallo-romaine aux dimensions exceptionnelles. Cette découverte engage quarante années de fouilles consacrées à l’étude des vestiges enfouis pour reconnaître la nature fondamentale du lieu. Avec la mise au jour en 1982 d’un spectaculaire dépôt d’os humains et d’armes datées du IIIe siècle avant J.-C., l’interprétation du site prend une dimension nouvelle après de nombreuses hypothèses infructueuses. Les vestiges exceptionnels démontrent la présence du plus important sanctuaire celtique rencontré à ce jour en Europe. En 1993, le site est inscrit aux Monuments historiques puis classé site d’intérêt national en 1995. En 2002, le matériel archéologique, agrémenté de reconstitutions didactiques, est présenté dans les locaux du centre archéologique, aménagé dans une ancienne ferme de la commune.

Situées en limite communale, les empreintes archéologiques du sanctuaire gallo-romain couvrent la partie nord-ouest du village. Les vallées sèches latérales offrent un panorama exceptionnel sur le profil du versant. Les positions « satellites » matérialisant un point de vue cadrent l’espace proche des traces. Par son positionnement, le site se trouve englobé dans une dynamique paysagère liée à l’agriculture, aux talus boisés ainsi qu’à la plaine alluviale. De profil ou de face, le sanctuaire est repéré par les hangars positionnés sur le coteau, lieu des fouilles archéologiques. La cartographie nous montre des traces dessinant des lignes et des figures géométriques couvrant 70 hectares de cultures céréalières, qui s’étirent sur 800 mètres de long et 500 mètres de largeur, depuis le coteau jusqu’au village de Ribemont-sur-Ancre, installé au bord de la plaine alluviale. La géométrie des structures forme un dessin majestueux, habillé de part et d’autre par des formes ordonnées évoquant des habitations et de grandes lignes fuyantes, apparaissant comme des chemins menant au lieu cultuel. Si l’on traverse les champs depuis la route départementale D 52, cette œuvre antique enfouie demeure insoupçonnable.

Chacune des empreintes se rapporte à un épisode précis du site, au temps des Celtes et des Gallo-Romains ; voici le récit de cette étonnante histoire. Nous sommes en 260 avant J.-C. Les Belges affrontent les Armoricains sur la terrasse alluviale de l’Ancre, au nord de la Gaule. L’affrontement oppose un millier de combattants sur 300 hectares à proximité du site, lieu de mémoire archéologique. Victorieux, les Belges décident de traiter les corps des vainqueurs ainsi que ceux du camp ennemi, du fait du caractère sacré lié à l’acte guerrier. Matérialisé par un sanctuaire dédié aux divinités remerciées pour la victoire, celui-ci est édifié sur le versant de la vallée de l’Ancre, à proximité du champ de bataille, précisément à 45 ° par rapport au nord géographique.

Les Belges récupèrent les dépouilles des vaincus, les décapitent et suspendent les corps, les armes et les parures en érigeant un monument de commémoration sous forme d’un trophée. À l’intérieur de cet enclos carré, la zone sacrée se présente sous la forme d’un « bois sacré », siège de la divinité où se déroulent les pratiques cultuelles. Puis les guerriers traitent les corps de leurs combattants en créant un enclos circulaire, lieu des « funérailles célestes ». Les murs interdisent l’accès aux mammifères mais laissent les oiseaux carnassiers se repaître des chairs gisant à l’intérieur de l’enclos. À l’extérieur, dans l’enclos trapèze, appelé également l’esplanade, les vainqueurs se rassemblent pour fêter leur victoire et honorer leurs héros morts. Puis, dès les années 1930 avant J.-C., les auxiliaires gaulois de l’armée romaine installent sur le lieu de culte originel un temple dédié à Mercure. Dès lors, la vocation sacrée connaîtra une activité cultuelle continue jusqu’à l’abandon du site, au Ve siècle après J.-C., en s’accompagnant de nombreuses réfections et de réorganisations. Le principal changement a lieu au cours du IIe siècle après J.-C., lors de l’édification d’un grand temple de type classique, dans un programme plus vaste d’embellissement et d’agrandissement du sanctuaire. Un théâtre, des habitations et un ensemble thermal sont construits, s’alignant sur un même axe de symétrie.

Aujourd’hui, les fondations sont enfouies dans les terres agraires et ne sont repérables qu’au niveau cultuel, sur les hauteurs du coteau. Du matériel archéologique collecté aux microreliefs décelés au niveau de l’assise architecturale du théâtre, le visible et l’invisible communiquent pour nous apporter ici et là des signes d’une histoire passée surprenante. L’identité unique et particulière du site renvoie à notre imagination et notre sensibilité. L’âme du lieu devient matière à créer, à témoigner de cette étonnante histoire.

Au cours du IIesiècle après J.-C., le sanctuaire gallo-romain est étendu sur 70 hectares. Il se présente sous la forme de cours, constituées de terrasses étagées au centre desquelles se situent le temple, le théâtre et les thermes.
La démarche de projet
Une nouvelle cartographie du site

Ces traces, observées par le cliché aérien, créent une œuvre d’art, comparable à des pigments colorés posés sur une toile. Elles constituent la base d’un projet qui les révèle, en les cartographiant au sol par une sculpture paysagère monumentale. Le jeu volumétrique des formes et des masses prolonge cette relation indissociable entre le socle agricole et l’histoire enfouie. L’acte, apparenté au land art, manipule le paysage de la vallée. La sculpture dévoile les fantômes du passé à travers les pleins et les vides, les tableaux et les contrastes produits par l’intervention artistique. Dans le cadre d’une révélation historique, le fait de reconstituer l’ensemble du site par la mise au jour des fondations est dénué de sens. Le site représente un formidable tremplin pour proposer une œuvre unique dans le paysage, pour émerveiller le visiteur lors de son parcours, pour suggérer le passé sans le reconstituer. Cela implique la réception culturelle et esthétique de l’œuvre, le sentiment du passé du lieu, le sens de la découverte, l’interprétation, la marche et le chemin à parcourir.

La manière de saisir l’ensemble :
un nouveau dessin

La compréhension du site passe par la réappropriation des figures au moyen d’un dessin personnel. À partir des valeurs archéologiques ou celles que j’interprète comme étant essentielles (temple, théâtre, thermes), je redessine au fur et à mesure les formes et les limites. Peu à peu, des silhouettes apparaissent. Les formes simplifiées s’équilibrent et révèlent l’essence des structures bâties.

La révélation

La démarche artistique tend à l’aboutissement d’un geste fort dans le paysage par le jeu volumétrique des masses ainsi que par l’observation de l’œuvre en tant qu’anamorphose. Elle correspond à une déformation de la composition paysagère selon des points de vue spécifiques. Le parcours modifie peu à peu la sculpture, déforme les perspectives et déclenche des jeux de caché-découvert.

Le relief, matérialisé par des plateformes en terre, précise l’emplacement des ossatures architecturales et sculpte le paysage de manière à créer des pleins et des vides. Ce travail de mise en volume est étroitement associé à la pratique de la fouille. Le projet d’explorer les vestiges du théâtre et des thermes influe sur le modelage de terrain. Les remblais ne peuvent recouvrir les zones de fouilles futures et sont ainsi décalés des parcelles renfermant les fondations architecturales. De même, la végétation, par ses formes et ses couleurs, suscite une ambiance particulière, liée à la vie du sanctuaire. Les essences sont plantées sur un remblai d’un mètre afin de protéger le sous-sol de ses fondations antiques. Enfin, les chemins, basés sur la trame du parcellaire, forment d’une part des percées visuelles en direction du sanctuaire celtique, en rappel des voies antiques supposées et, d’autre part, des liens internes de connexion entre les architectures. En des endroits spécifiques, liés à l’observation des architectures fondamentales, des blocs de béton blanc surgissent sur ces passages, tels des morceaux d’histoire perçant la surface pour réveiller le passé enfoui. Ces sculptures représentent des haltes où l’attention du visiteur se porte sur l’emplacement des architectures fondamentales.

D’une manière générale, l’absence de traces historiques à l’intérieur de grandes parcelles laisse place aux pratiques agricoles, actuellement exercées sur le versant du site archéologique. Les petites parcelles présentant un grand nombre d’indices accueillent des pâtures et des haies de charmille sur les lieux d’une vie sociale, liée à l’habitat du sanctuaire. Les petites parcelles mêlées à des traces restreintes renferment des vergers, associés également à l’habitat gallo-romain au nord de la route départementale. Les architectures fondamentales du temple, du théâtre et des thermes, sont ceinturées par des parcelles aux dimensions et aux traces spécifiques pour chacune d’entre elles. Ainsi, leur révélation prend une dimension toute particulière. Une prairie fleurie recouvre les grandes parcelles, incisée par des liaisons internes sur les fondations du théâtre et des thermes. Les sanctuaires celtique et gallo-romain, représentés par de petites parcelles engazonnées, sont suggérés par des chemins recouvrant les ossatures architecturales.

Sculpture et chromatisme

La sculpture se mêle à la couleur. Cette relation indissociable fait vivre l’intervention artistique à travers les saisons. Le relief, la végétation et les chemins révèlent l’histoire de nos ancêtres par les couleurs et les contrastes émanés des pleins et des vides.

En effet, situé aux bords de la plaine alluviale, le visiteur est frappé par les perspectives lumineuses de béton blanc entaillant le paysage agricole. Il marche désormais sur l’histoire. Son pas est guidé par ces ouvertures pénétrant au cœur de la vie passée.

Le blanc communique avec le chromatisme saisonnier des pratiques agricoles. La période estivale représente le moment propice pour observer les contrastes colorés de l’œuvre paysagère. Le vert et l’ocre s’associent en fonction des rotations annuelles des cultures. L’utilisation du blé et de l’orge illumine les parcelles de teintes mordorées, tandis que la culture des légumineuses, des betteraves et du maïs dégage un aplat de coloris vert. Les plateformes en terre suggérant l’emplacement des architectures créent des stries foncées dans le paysage, grâce à la couleur du genévrier et du nerprun plantés sur les talus. Les teintes vert foncé de ces arbustes locaux soulignent le relief en se détachant des teintes laiteuses des chemins.

Les parcelles renfermant les fondations de la porte monumentale, du théâtre et des thermes forment une prairie fleurie, semée de graminées et de coquelicots. Le rouge contraste avec le vert, sa couleur complémentaire, ce dernier révélant l’habitat gallo-romain implanté de part et d’autre du théâtre et des thermes. L’habitat est matérialisé par des haies de charmille hautes de six mètres évoquant un labyrinthe où les pans d’architecture végétale évoquent les murs des habitats antiques. Ces parcelles semées de graminées sont réservées aux usages de l’association hippique de Ribemont-sur-Ancre, actuellement installée en fond de vallée. Les chevaux occuperont ces espaces clôturés lors des belles saisons et participeront à rendre vivant le paysage historique.

Les thermes et le théâtre sont unis par les vides du béton blanc. Les formes géométriques au sol permettent l’identification des bâtiments antiques. Les allées, dessinées sur les fondations des thermes, rejoignent celles du théâtre, soulignées par des courbes blanches. Une ouverture rectangulaire sert de transition entre les deux bâtiments, suggérant l’emplacement d’une construction gallo-romaine, aujourd’hui mystérieuse pour les archéologues.

La route départementale est désormais franchissable par des passerelles en béton s’alignant sur les deux percées qui conduisent au temple. Avant d’atteindre la porte monumentale, de petites parcelles accueillent des vergers, symboles de la vie sociale. Positionnés sur une plateforme, les arbres fruitiers sont visibles depuis le fond du coteau. Le relief sculpte le paysage d’une strie foncée, marquant cette séquence historique.

La porte monumentale

Au pied de la porte monumentale, un mur gravé fait appel à notre imagination. Les empreintes archéologiques sont réinterprétées par la composition de traces géométriques inscrites sur la stèle. Tels des hiéroglyphes, ces signes réveillent les fantômes du passé en chaque visiteur. L’invisible apparaît sous forme d’un nouveau langage, traduit par la sensibilité de chacun.

Le mur marque l’entrée du lieu cultuel, décomposée en trois séquences correspondant aux enclos celtique et gallo-romain. Les vides parcourus s’agencent au sein de petites parcelles cloisonnées. Le visiteur pénètre désormais dans l’enclos trapèze et l’enclos circulaire, lieu des « funérailles célestes » et imagine les proportions architecturales. Les cheminements s’impriment sur les fondations souterraines en tant que guides et interprètes du passé. Le lieu sacré accueille des bâtiments dédiés à la connaissance du site archéologique, d’une part par la pratique de la fouille (ateliers, stages, etc.) et d’autre part par des reconstitutions architecturales. Leur apparence s’associe à l’intervention artistique par l’utilisation du noir et du blanc, en référence aux granges picardes traditionnelles. En effet, les soubassements de briques peintes en noir associés aux pignons à couteaux de même couleur, s’opposent à la blancheur de l’appareillage de craie et du torchis chaulé sur la façade. Le noir et le blanc se détachent dans ce paysage au caractère sacré, encerclé par une enceinte de nature topographique. Elle intériorise les enclos et dégage une atmosphère paisible, liée au divin. Celle-ci rappelle la présence de l’enclos fossoyé elliptique au temps des Gallo-Romains où existait certainement une zone de pâturage, utilisée depuis la période celtique.

L’habitat du sanctuaire est matérialisé par des haies de charmille basse. Elles jouxtent une double haie évoquant les quadriportiques séparant l’enclos trapèze de l’enclos sacré. Le passage vers cet espace divin ouvre le regard sur des plantations de bouleaux blancs, rappelant les rituels autour du « bois sacré », formé autrefois par un bosquet d’aulnes et de bouleaux. L’écorce blanche et lumineuse de cet arbre symbolise la pureté et la sagesse liées aux rituels pratiqués. Son ombrage accueillera une des autres associations de la commune, nommée Lire en campagne, actuellement en quête de lieux propices à la lecture. Les séances en plein air n’en seront que plus magiques au sein de cet espace originel.

Le parcours dessine les fondations du trophée celtique ainsi que celles appartenant à la cella du temple gallo-romain, une pièce pour les prêtres où siégeait la statue du dieu honoré. Ces lignes délimitent la dernière parcelle, représentant le grand temple. Situé sur une plateforme en terre, le temple ouvre les perspectives sur l’ensemble du site archéologique. Ces ouvertures sont favorisées par l’implantation des bouleaux en contrebas, groupés aux extrémités de l’enclos sacré. Les formes, les volumes et les couleurs apparaissent aux yeux du visiteur depuis ce belvédère jusqu’au fond de vallée. Leur interaction révèle toute la magie du lieu passé.

L’alliance paysage-art-histoire vit à travers l’usage pratiqué sur le site archéologique. Par ses émotions et sa mémoire, chaque personne pénétrant dans le site s’approprie l’histoire et l’interprète à sa manière. Entièrement ouverte sur le paysage agricole, l’œuvre n’est pas figée. Elle est habitée par les agriculteurs, les associations locales, les riverains et les étrangers intrigués, comme si elle avait toujours existé.

Le théâtre
Diplôme soutenu en juin 2010.
Article publié dans les Cahiers n° 9.
Illustrations : É. Hennebicque.
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