Auf dem Weg1

Viticulteurs et habitants alsaciens face à l’abandon

Simon Metz

Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.

Août 2022. Il faisait encore 37°C hier à 21 heures, mais ce matin les températures ont chuté. C’est la troisième vague de chaleur cet été, sauf que cette fois, les vignes ont vraiment souffert. Le muscat et le riesling ont très mal vécu ce dernier coup de chaud, et la grêle de la nuit dernière a fini par endommager un tiers du vignoble. À un mois des vendanges, le même scénario se répète encore. Comme les cinq années précédentes, des aléas climatiques extrêmes dévastent les cultures à quelques jours des récoltes. Résignés, les viticulteurs alsaciens n’ont pas le choix, ils doivent continuer s’ils veulent survivre, mais les rumeurs vont bon train. L’an dernier, des bruits de village évoquaient déjà deux vignerons qui songeaient à arrêter. Tous deux avaient fini par revendre l’ensemble de leurs terres en décembre. Près d’un an plus tard, sur les bancs viticoles d’Andlau, rien n’a changé. Quatre autres viticulteurs ont décidé de mettre la clé sous la porte. Sous les yeux impassibles des habitants du piémont des Vosges, la viticulture alsacienne prend inexorablement la même trajectoire de déclin que sa cousine tabacole. Cette culture mise à l’arrêt trente ans plus tôt, aujourd’hui effacée des mémoires et dont il ne reste que les séchoirs en ruine qui trônent au cœur des villages.

Quelques clichés extraits du reportage photographique réalisé à l’appareil jetable.

Cette histoire s’écrit au milieu des paysages ruraux alsaciens, sur le glacis des Vosges, au cœur de l’un des plus grands bassins-versants d’Europe : le Fossé rhénan. Sur ces terres, les cultures du tabac et de la vigne se sont imposées au fil du temps, au point d’en devenir les modèles agricoles prédominants. Depuis le xvie siècle, ces cultures rythment les manières de vivre à cet endroit. Elles définissent des gabarits de voiries, des typologies architecturales, et tout un urbanisme et un paysage dont les habitants du piémont héritent aujourd’hui. Corps de ferme à cour carrée, séchoir à tabac ou ultra-technicité des paysages viticoles en sont les meilleurs exemples. Avec le temps et la cristallisation des traditions, ces cultures ont été élevées au rang de symboles de l’Alsace, au même titre que la choucroute, le bretzel ou les colombages. Mais à l’ombre des vitrines que peuvent renvoyer les paysages folkloriques alsaciens se cachent les fragilités de deux filières qui portent à bout de bras les viabilités de tout un territoire.

Récemment, le double déclin viticole et tabacole a pris la forme d’un abandon progressif qui suscite la colère des habitants du piémont : affaissement de murs en pierre, chute de tuiles dans l’espace public ou enfrichement de parcelles viticoles sont devenus communs. Ces situations ne restent pourtant que la partie visible du problème. Au-delà des conflits d’usages, un diagnostic approfondi du territoire révèle des tendances préoccupantes : l’ensemble des viabilités économiques, sociales et psychologiques s’amenuise à mesure que ces « ruines agricoles » s’accumulent. Perçues par les habitants comme des obstacles aux usages quotidiens, elles préoccupent les élus, modifient l’image et l’écologie du vignoble au point d’affecter son économie productive et touristique. Voire, demain, de plonger le piémont dans une fermeture de ses paysages qui condamnerait une part non négligeable des êtres peuplant ses milieux.

Inutilisables en l’état, les ruines agricoles voient leurs propriétaires désarmés face aux institutions qui souhaitent les préserver à tout prix, la plupart du temps pour des raisons patrimoniales. La profession agricole s’en désintéresse quant à elle, trop occupée à sauver sa propre peau2. Dans cette région viticole3 qui attire de nombreux habitants et touristes venus chercher la quiétude d’un quotidien rural, voire d’un certain folklore, le piémont des Vosges apparaît comme un contexte révélateur des conflits. Les usages et les enjeux se superposent dans un lieu reconnu pour la beauté de ses paysages, pourtant nécessairement productifs. L’amnésie et les tabous peuvent alors s’installer, masquant l’urgence des enjeux environnementaux et les tensions politiques, sociales et culturelles. Face à un tel constat, quels peuvent être le positionnement du paysagiste et le rôle du projet de paysage ?

L’enquête comme moyen d’action

Comment faire pour soigner un mal dont on ne parle pas, qu’on distingue à peine, qui ne figure dans aucun registre, mais dont on pressent qu’il laissera d’immenses séquelles ? Au regard du diagnostic établi dans le territoire, ces questions ont orienté mon travail de fin d’études. Sur un périmètre de trois communes longeant le piémont d’un bout à l’autre, les symptômes de l’abandon, ses origines, ses conséquences et ses potentiels remèdes ont fait l’objet d’une vaste enquête de terrain dont chaque étape a façonné la suivante mais dont l’ensemble a été guidé par la sérendipité et les rencontres faites sur le chemin.

D’un bout à l’autre du piémont, trois arrêts le long du chemin (d’est en ouest) : Stotzheim, Eichhoffen, Andlau.

De prime abord, il m’a fallu identifier les lieux concernés par le phénomène d’abandon pour rendre ces signes précurseurs visibles aux yeux de tous. Avec le souhait naïf de replacer la vigne et le tabac dans l’imaginaire collectif alsacien, dont ces cultures s’étaient manifestement échappées ces dernières années, j’ai commencé l’enquête par un arpentage, muni d’un appareil photographique jetable. Ce premier travail a pris la forme d’un ensemble de 230 images annotées et classifiées, qui ressemblait finalement davantage à une compilation de parcelles viticoles enfrichées et de séchoirs à tabac risquant de s’effondrer qu’à un album photo souvenir4. Cette collection de clichés est ensuite devenue une typologie des ruines agricoles ; une première preuve du phénomène d’abandon dans le piémont des Vosges.

Afin de cerner l’ampleur du phénomène, l’enquête s’est poursuivie avec un travail cartographique articulé à une série d’entretiens. Une quinzaine de marches aux côtés d’agriculteurs, de viticulteurs, d’habitants et d’élus m’a permis d’établir plusieurs cartes révélant l’étendue globale du phénomène d’abandon dans le piémont. Quant aux entretiens, menés pour la plupart en alsacien et au cours des marches, ils ont fini par faire apparaître un mal plus profond, conséquence implicite de l’abandon en cours. A posteriori, ces entretiens ont révélé un désarroi méconnu, celui des producteurs de vin, dont on considère souvent qu’ils échappent à la détresse du monde agricole. Inspirée par le travail du sociologue Nicolas Deffontaines, l’analyse des entretiens a mis en évidence la récurrence systématique d’au moins l’un des « facteurs du suicide paysan5 » dans chaque parole des viticulteurs rencontrés.

Ensemble, ces premières investigations ont fait apparaître trois enjeux essentiels :

– l’absolue nécessité de préserver les viabilités économiques et humaines des exploitations viticoles ;
– le besoin de protection des habitants face aux menaces d’effondrement des ruines agricoles ;
– et le devoir d’œuvrer au maintien des figures architecturales et paysagères emblématiques du piémont des Vosges.

Dès lors, face à l’urgence des situations et aux enjeux, la question centrale demeurait « comment agir ? », surtout dans un contexte rural en proie à des contraintes techniques6 et économiques.

L’enquête s’est alors poursuivie le long d’un chemin de près de six kilomètres de long, traversant le piémont de part en part, à l’image d’un transect, et regroupant tour à tour l’ensemble des enjeux rencontrés jusqu’ici : des sols profonds de la plaine d’Alsace et son amnésie de la culture du tabac engendrant des problèmes de sécurité publique à mesure que les séchoirs s’effondrent au cœur des villages, en passant par les premiers dénivelés du piémont et les difficultés de coexistence entre viticulteurs et résidents pavillonnaires, pour finir dans les hauteurs, aux lisières des forêts sous-vosgiennes, sur les coteaux de grands crus en passe de s’enfricher au détriment de la subsistance des viticulteurs.

Face à la multiplication des situations critiques et à l’incapacité des maîtrises d’ouvrage à formuler des réponses cohérentes, ce projet de paysage a fait le pari d’essayer de créer du sens dans l’urgence.

Le long de ce chemin, trois situations ont fait l’objet de résidences7 en mairie. Sur place, dans les communes de Stotzheim, Eichhoffen et Andlau, il s’agissait de faire émerger les points de blocage et des possibilités d’action. L’idée était d’imaginer, d’illustrer et d’accompagner des évolutions possibles de l’espace viticole et urbain pour proposer aux acteurs du territoire de les mettre en œuvre. Plus précisément, le projet visait à renouveler l’approche des fonctionnements viticoles et urbains à travers la mise en visibilité des délaissés du tabac et de la vigne afin d’instaurer de nouvelles relations entre agriculteurs, touristes et habitants. Ce travail a pris la forme de représentations précises du territoire et de son avenir, à travers des dessins axonométriques de grand format (1 700 × 1 700, 1 130 × 650 et 570 × 650 mm) évoluant selon trois temporalités distinctes. Une première consistait à dresser un strict relevé de l’existant, en vue d’obtenir un état des lieux aussi précis que possible ; une deuxième projection, imaginée à un horizon de quinze ans, exacerbait les dynamiques actuelles dans une logique d’anticipation ; la dernière enfin, imaginée dans la même perspective temporelle que la deuxième, s’attachait à prendre en compte le phénomène d’abandon et à y répondre de manière active par des propositions concertées de transformation spatiale.

À la mairie d’Andlau, le dessin de l’existant sur la table du conseil municipal.

Ces grands formats tracés à la main, réalisés sur place en mairie, n’ont pas seulement permis une représentation précise des lieux, empruntant sa rigueur au dessin axonométrique (nécessaire à toute velléité de transformation). Ils sont aussi devenus le support de vastes récits poétiques qui agrègent les habitudes de chacun, faisant apparaître différentes manières d’habiter les lieux, les conflits qui peuvent y exister, mais aussi les conduites de culture agricole spécifiques à chaque parcelle représentée. Les dessins se sont alors enrichis de la moindre anecdote que le curieux, de passage en mairie, a pu me livrer. Loin de l’image démiurgique du concepteur moderniste, le projet de paysage ainsi dessiné « en public » et par l’écoute m’a encouragé à adopter une posture d’intermédiaire, de traducteur entre un site et de nouvelles aspirations sociales, écologiques et techniques. Les solutions formelles se sont élaborées de proche en proche dans une redéfinition constante du projet et de ses outils. À telle enseigne qu’en fin de semaine, lors des derniers jours de résidence, autour de la table du conseil municipal à Stotzheim et à Andlau, ce sont les viticulteurs, les élus et les habitants eux-mêmes qui négociaient ensemble l’avenir de leurs paysages.

Par la suite, l’entrelacement des échelles, jusqu’aux plus fines d’entre elles, a été assuré par un ensemble de coupes de détail techniques visant à harmoniser l’échelle de définition des interventions, qu’elle soit d’ordre paysagère ou architecturale.

Coupes de détail des propositions indifférenciées entre de petites architectures répondant à des questions simples (souligner un point de vue, soigner un nivellement ou définir quelques stationnements)
Créer du sens dans l’urgence

Face à la multiplication des situations critiques et à l’incapacité des maîtrises d’ouvrage à formuler des réponses cohérentes à l’échelle du piémont et à long terme, ce projet de paysage a fait le pari d’essayer de créer du sens dans l’urgence en invitant tout le monde autour de la table. En effet, dépasser le cadre classique de la commande semble être devenu une nécessité pour assurer la viabilité de ces territoires. Agir aujourd’hui, mais s’engager à long terme, qu’il s’agisse de la réhabilitation de deux séchoirs à tabac dans le centre du bourg de Stotzheim, de la remise en état d’infrastructures au cœur du vignoble d’Eichhoffen ou de la préservation des grands crus viticoles sur les hauteurs d’Andlau. Quant à la question de départ à propos du positionnement du paysagiste dans un tel contexte, mon enquête tend à prouver que sa posture se construit ici dans l’exercice simultané de toutes ces situations. Dans le piémont des Vosges, ce n’est qu’en prenant le paysage dans son ensemble que des relations nouvelles sont susceptibles d’émerger. Des relations nouvelles qui permettront, selon une logique d’anticipation et de prévention guidée par l’écoute et l’imagination collective, de faire face à l’urgence de situations liées au phénomène d’abandon.

Réhabilitation de deux séchoirs à tabac dans le centre-bourg de Stotzheim le long du Muehlbach.

« Que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? Moi, je pars me promener, et, si j’ai vraiment de la chance, je trouve des champignons8. »

Ces brèves phrases de l’anthropologue américaine Anna Tsing pourraient résumer à elles seules l’expérience acquise lors de ce travail de fin d’études et les sentiments mêlés qu’il faudra sans doute en garder. Car il m’aura fallu pas moins d’une quinzaine de marches au milieu des vignes et parmi les séchoirs pour me convaincre que l’odeur âcre des maladies cryptogamiques et des lichens qui rongent les murs n’étaient pas un signe de déclin, mais plutôt le parfum de la survie dans le piémont des Vosges. À la marge et avec humilité, ce court texte se voudrait aussi un témoignage alarmant sur la situation critique dans laquelle se trouvent aujourd’hui certains viticulteurs alsaciens.

Enfin, ce travail de fin d’études, avec la méthode et les outils qu’il a pu développer, m’a permis d’expérimenter une démarche par le paysage. Une posture d’intercesseur construite autour et à partir de la richesse des rencontres faites en chemin ; une posture essentielle pour traduire la complexité d’un territoire qui n’est plus à conquérir, mais à vivre le temps d’un voyage, le temps d’une enquête.

Diplôme soutenu en septembre 2022.
Travail de fin d’études encadré par Lolita Voisin et Olivier Gaudin.
Article publié dans Les Cahiers n° 21, « Paysages futurs », p. 54-65.

  1. Sur le chemin (traduit de l’alsacien).
  2. En mémoire de Gérard Goepp, viticulteur d’Heiligenstein. Voir Jean Daniel Kientz, « Suicide du vigneron Gérard Goepp : sa famille veut continuer dans le vin », Dernières Nouvelles d’Alsace, 26 août 2019.
  3. En Alsace, on dénombre 4 700 viticulteurs (répartis sur 15 600 ha) avec une surface agricole utile (SAU) de 4 hectares en moyenne. L’ensemble de ces exploitations se répartissent de Strasbourg à Mulhouse sur une bande de 1 à 3 km de large et près de 110 km de long.
  4. En référence au travail photographique amateur de l’historien américain John B. Jackson. Voir Jordi Ballesta, « John Brinckerhoff Jackson, au sein des paysages ordinaires », L’Espace géographique, t. 45, 2016, p. 211-224.
  5. Les « facteurs du suicide paysan » sont les suivants : isolement social, difficultés d’imbrication entre travail et famille, difficultés de transmission d’exploitation, perte d’indépendance. Voir Nicolas Deffontaines, « Les suicides des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide », thèse de doctorat soutenue le 29 mai 2017, AgroSup/INRA/université de Bourgogne Franche-Comté.
  6. Dans les communes du piémont, la présence technique est relativement faible, en d’autres termes, il y a peu de techniciens capables à la fois de diriger les agents municipaux, de mobiliser des subventions et de définir un programme complexe adapté aux besoins de la collectivité.
  7. Selon les principes de la permanence architecturale, une approche du projet initié par Patrick Bouchain et Sophie Ricard. À cet effet, voir : Agence Construire, « La maison de Sophie. Petit guide de l’Atelier permanent d’architecture », 2010, construire-architectes.over-blog.com
  8. Ce sont les premières phrases de l’ouvrage de l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Pignarre, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2017, p. 31.
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