Un parcours
d’espaces et de fenêtres

Chilpéric de Boiscuillé, Claude Eveno

Claude Eveno : Il y a une question que je me suis souvent posée : tu es architecte, tu as enseigné l’architecture, tu as dirigé une école d’architecture, qu’est-ce qui t’a poussé à faire une école du paysage ? Quel sens cela avait pour toi ?

Chilpéric de Boiscuillé : D’abord l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, on me l’a demandée, ce n’est pas un rêve d’enfance ou même de professionnel qui m’aurait dit que les paysagistes travaillaient comme des sagouins et qu’il fallait faire quelque chose, je ne me suis jamais dit ça. En fait j’ai été poursuivi par le début de mon existence. C’était une histoire d’ingénieur, mon père était ingénieur des arts et métiers, très industrieux et artiste, et mon grand-père était ingénieur agronome et donc je viens comme ça d’une culture de l’ingénieur.

Tu as toi-même une formation d’ingénieur, tu as fait tes études en Suisse ?

Après avoir terminé mes études secondaires par la Maturité fédérale suisse, ce qui équivaut aux classes préparatoires après le bac, je me suis inscrit à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, en section d’ingénieur en génie civil. Il y avait des professeurs remarquables, des sommités, des gens qui tout de suite m’ont intéressé. Il y en avait un, je me souviens encore de son nom, Jean-Pierre Daxelhofer, qui était un ingénieur métal et dirigeait le laboratoire des constructions métalliques. Il y avait aussi un ingénieur béton armé, Jean-Pierre Stucky, fils et successeur d’Alfred Stucky, l’un des inventeurs des grands barrages-voûtes, et qui emmenait ses élèves dans tous les endroits où un barrage avait pété et leur montrait pourquoi ça pétait. Et quand j’étais étudiant, en première année et deuxième année de génie civil, on avait également beaucoup de travaux pratiques en laboratoire, et les séances se faisaient parfois avec les élèves de la section d’architecture. J’étais très intéressé par ce que m’enseignaient mes professeurs, mais je me suis rendu compte, en voyant les élèves architectes qui venaient faire les TP avec nous, que je m’ennuyais parce qu’il n’y avait pas d’enjeu.

Pas d’enjeu, c’est-à-dire pas de création ?

Oui, je comparais mes travaux pratiques aux leurs et je voyais qu’on leur avait déjà soumis de petits problèmes d’aménagement ou de construction, comme la place d’un centre bourg dans une forte déclivité. Ils devaient déjà inventer, trouver des solutions intelligentes et agréables pour les habitants avant de proposer les meilleures mises en œuvre, etc. Et eux ne dormaient pas de la nuit, ils travaillaient en groupes nuit et jour, ils étaient absolument passionnés par ce qu’ils faisaient, alors que nous, nous nous appliquions seulement à bien faire les choses, à bien calculer, bien dessiner et toujours seuls. Un jour, je me suis dit que je voulais vivre mes études comme eux et je suis allé tout simplement au secrétariat pour passer en section architecture. D’un coup, j’ai eu des professeurs d’atelier, comme ça se fait à l’École du paysage ou ailleurs, et ces professeurs d’atelier nous proposaient un problème à résoudre, un projet comme on dit aussi. Tu rentrais là-dedans et tu n’en dormais plus.

Tu veux dire que ce n’était pas du tout sur le modèle de l’enseignement de l’École des beaux-arts d’autrefois ?

C’était une école d’architecture autonome dans une école polytechnique avec peu d’échanges entre les sections sauf à certaines séances de travaux pratiques. Mais la différence entre les ingénieurs et les architectes est moins affirmée en Suisse qu’en France, les uns et les autres sont architectes ou ingénieurs Sia (Société des ingénieurs et architectes). À Lausanne, les enseignants architectes étaient nourris d’architecture moderne depuis longtemps. Hannes Meyer avait été directeur du Bauhaus à Dessau et Max Bill qui a fait aussi ses études au Bauhaus fut, dans les années 1950, un des profs importants en charge de la pédagogie de la Hochschule für Gestaltung à Ulm [HfG : École supérieure de la forme], qui avait pour mission de continuer la tradition et l’esprit du Bauhaus après la guerre. Il y avait aussi une grande connivence entre les architectes et ingénieurs de Etic, le bureau d’étude spécialisé dans la préfabrication légère fondé par l’ingénieur Jean-Marie Yokoyama, où nous allions en stage et quand nous avions du temps pendant les vacances, et la HfG d’Ulm. Nous-mêmes, étudiants, faisions le voyage Lausanne-Ulm très régulièrement. Nous y passions deux ou trois jours et échangions avec les élèves et les profs. Cette école, quand elle a été fermée en 1967-1968 a été « exportée » en France et c’est un de ces architectes que je croisais à Etic ou à Ulm, Claude Schnaidt, spécialiste de l’industrialisation du bâtiment, de la typologie du logement et enseignant la méthodologie du projet, qui fut chargé de cette délocalisation.

Claude Schnaidt avait été un élève du Bauhaus ?

Non, il était trop jeune pour ça, mais il avait été l’élève de Max Bill à Ulm et plus tard il était devenu directeur des études et Vice-Dozent aux côtés du « grand » Maldonado, Dozent de la HfG d’Ulm. André Malraux mit à sa disposition un terrain rue d’Ulm à Paris, tu vois un peu… J’ai fait partie, à ce moment-là, des jeunes architectes admis à suivre l’enseignement postdiplôme de cet Institut. La HfG d’Ulm était devenue l’Institut de l’environnement de la rue Érasme, sans doute pour ne pas trop en faire avec la rue d’Ulm.

Mais est-ce que la question du paysage était posée dans ce cadre-là ?

Oui, un peu. L’Institut de l’environnement se calquait sur le Bauhaus : des enseignants architectes, ingénieurs, graphistes, designers, sociologues, photographes et cinéastes intervenaient sur ton travail mais pas d’enseignant paysagiste. Je crois me souvenir que Jacques Simon était postdiplômant. La question du paysage, je l’ai découverte un peu plus tard, lors de mon premier ou deuxième chantier à La Chesnaie, avec mes histoires de wagons. D’un seul coup, quand il y a eu cette construction avec des matériaux de récupération qui étaient des wagons de chemin de fer, je me suis posé des questions car au moment du permis de construire, on m’a dit : « Mais qu’est-ce que c’est ? Vous êtes en train de polluer l’espace en installant des carcasses de wagons dans notre campagne française, etc. »

Continuons sur ta formation. Tu t’es investi dans deux choses, après ta formation d’architecte, c’est le cinéma et puis La Chesnaie justement, c’est-à-dire pas tout à fait l’antipsychiatrie mais une psychiatrie très singulière des années 1960 et 1970. Prenons-les l’une après l’autre. Qu’est-ce que le cinéma t’a apporté dans ta formation ?

À Lausanne, nous avons tous eu la chance extraordinaire d’avoir la cinémathèque et son créateur/directeur Freddy Buache, qui était un personnage hors normes. Non seulement il nous préparait un programme d’un ou deux films par semaine, souvent en présence des auteurs, mais il nous organisait également un festival annuel d’une semaine pendant lequel on voyait quatre films par jour.

C’était un disciple de Langlois, le fondateur de la cinémathèque de Paris ?

Oui, un jeune disciple de Langlois. Freddy Buache nous aidait à comprendre la dynamique entre le récit et la scénographie. Il nous expliquait qu’un bon film, c’est d’abord une histoire bien structurée, bien construite. J’ai compris que le récit était primordial. Si tu sais construire un récit, tu sais mener un projet et structurer un espace. Il nous présentait des cinéastes comme Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avec leur Nicht versöhnt, Jean-Luc Godard, Jean Eustache… des gens difficiles à suivre. Godard était intraitable sur la cohérence du scénario, mais ensuite il adaptait la scénographie au budget du film. « Si t’as pas d’argent, tu prends une caméra 8 mm et tu dessines ton décor sur un mur. Ce qui compte c’est la clarté et la pertinence de ton propos. » J’ai compris ce que voulait dire l’économie du projet et j’ai toujours choisi les matériaux et donc l’écriture architecturale adaptée à mes petits budgets.
Plus tard quand j’ai eu des étudiants, je leur disais, après leur avoir exposé le contenu du sujet à traiter : « Surtout ne vous précipitez pas sur vos papiers et crayons. Installez-vous sous votre couette et n’en sortez pas avant d’avoir une histoire cohérente, un concept à me raconter. Après seulement, vous pourrez commencer à dessiner. »

Là où je me suis séparé de l’enseignement des ingénieurs, c’est quand j’ai réalisé qu’on nous demandait avant tout de calculer […] On nous fait savoir tout de suite qu’il faut être rentable, dessiner et calculer vite alors que d’autres nous demandaient de concevoir lentement avant de dessiner.

Buache nous projetait les films de Sergueï Eisenstein et nous expliquait en quoi sa formation d’ingénieur avait été prépondérante dans toute l’évolution de sa production cinématographique. Ma relation avec l’ingénieur était ambiguë. Ce qui m’intéressait chez l’ingénieur, c’est sa capacité à concevoir avec rigueur une DS Citroën ou la gare d’Austerlitz. J’ai essayé de me l’imposer dans le dessin, en pensant à Mondrian par exemple et à sa façon de regarder le monde, en pensant aussi à l’écriture tout simplement. Là où je me suis séparé de l’enseignement des ingénieurs, c’est quand j’ai réalisé qu’on nous demandait avant tout de calculer et pourtant j’ai toujours à l’esprit la citation d’Alfred Stucky rabâchée dans nos cours de structure béton : « Un barrage mal conçu reste un barrage mal conçu, même s’il est bien calculé ; un barrage bien conçu reste un barrage bien conçu, même s’il est mal calculé. » J’aimais cette maxime à la Mao Tsé-Toung mais je me sentais, malgré tout, très formaté. Le marché de l’ingénieur de l’école de Lausanne était énorme et c’est le marché qui pèse sur la formation. On nous fait savoir tout de suite qu’il faut être rentable, dessiner et calculer vite alors que d’autres nous demandaient de concevoir lentement avant de dessiner.

Tu parles du présent ou du passé ? C’était déjà le cas autrefois ?

Je parle du passé mais la tendance s’est amplifiée. Le niveau culturel baisse au profit de la rentabilité. Je suis consterné par le niveau culturel de certains jeunes ingénieurs vrd/btp que je rencontre. Dans quoi peuvent-ils puiser pour bien concevoir, sans culture générale ? Ils ont un catalogue et des check-lists dans la tête et ils dessinent tout de suite, très rapidement. Ils ne savent même plus écrire un texte alors qu’on leur demande d’en écrire de plus en plus.

Continuons. Tu te retrouves à La Chesnaie en grande complicité avec son fondateur, Claude Jeangirard, et puis un certain nombre d’autres gens. Je me souviens qu’on trouvait à La Chesnaie un des fondateurs de l’Internationale situationniste, ce qui rendait l’endroit un peu exotique. C’est une expérience extraordinairement formatrice d’avoir affaire à la folie, à la souffrance mentale. Qu’est-ce que ça t’a apporté ?

J’ai découvert La Chesnaie en 1969 ou 1970 et je continue d’échanger avec le docteur Claude Jeangirard. Ce que j’y ai découvert, c’est presque indéfinissable pour un jeune homme de 28 ans… Je découvrais d’un seul coup toutes les utopies après lesquelles on courait dans les années 1960 et 1970, là je les voyais en œuvre, ce n’étaient plus des utopies…

C’était une tentative de concrétisation ?

Oui j’avais l’impression de comprendre certains mécanismes, mais surtout je découvrais la maladie mentale. Je découvrais aussi qu’il y avait des stratégies de soin, que ces stratégies passaient par l’institutionnalisation de la clinique et que cette psychiatrie institutionnelle avait une histoire. Elle venait de l’expérience des camps d’internement et de la résistance de Francesco Tosquelles, républicain espagnol, devenu médecin chef de l’hôpital de Saint-Alban. En deux mots, il y avait dans les camps, une organisation de groupes de travail, le groupe propreté, le groupe cuisine, le groupe courrier. Ces minigroupes fabriquaient du « nous » tout en donnant à chacun, individuellement, une responsabilité, et donc du « moi je ». Ce sont ce « moi je » et ce « nous », ces deux scènes différentes, qui ont été exploitées et institutionnalisées. À La Chesnaie, il y avait le groupe des architectes, de la cuisine, du potager, de la mécanique, du ménage, de la buanderie et chacun était impliqué dans un groupe et individuellement. On citait également le docteur Hermann Simon, psychiatre allemand de l’hôpital de Wartein, qui insistait sur l’importance d’associer les malades à l’amélioration de leur cadre de vie. Il considérait l’hôpital comme un organisme « malade » qu’il fallait soigner et responsabilisait tous les malades et le personnel. Tu comprends qu’avec mes jeunes élèves, on introduisait un troisième terme à celui de soignants/soignés avec pour mission de construire un bâtiment susceptible d’améliorer la vie des usagers de La Chesnaie, avec l’aide des pensionnaires et des soignants. Nous incarnions, comme tu disais, mais inconsciemment, la concrétisation ou l’illustration de la doxa institutionnelle de Simon et Tosquelles.

Je vois bien ce que tu as appris et la valeur existentielle profonde, même une valeur politique pour comprendre le monde, mais en terme d’espace, en tant qu’architecte, et au moment même où tu découvres la question du paysage, comment cet enrichissement se traduit ?

Une des premières choses qui m’a sauté à la figure, quand j’y suis allé, entouré de mes élèves pour comprendre la commande, c’était l’importance donnée au détail, aux petites choses de tous les jours, alors que j’attendais un programme de transformation d’une grange en club-café-salle de spectacle.

Tu étais déjà professeur à l’École spéciale ?

Depuis peu, donc j’avais des étudiants et je ne savais pas trop comment les impliquer dans cette aventure naissante parce qu’ils étaient surtout militants pour aller à des manifs et lutter contre le capitalisme et moi je venais avec mes histoires d’architecture, ça les intéressait moyennement, sauf quand on s’est retrouvés à La Chesnaie, et qu’il a fallu s’organiser et donc structurer notre propre groupe. C’est devenu tout de suite intéressant. J’ai perdu mes illusions d’architecte fonctionnaliste. Jusque-là je pensais qu’avant de construire un bâtiment, on définissait les fonctions auxquelles il devait répondre. Un couloir pour non-voyants ne se conçoit pas comme un couloir de salle de sport. Mais pour la maladie mentale, c’est quoi la fonction ? Le docteur Jeangirard m’a dit : « Je ne sais pas si tu te rends compte que ce bâtiment, bien sûr que les malades mentaux vont l’utiliser, mais ils s’en foutent de ton architecture, et puis ils vont rester quelques années et partir. C’est le personnel qui reste et c’est pour lui que tu le fais parce que c’est lui qui y passe toute sa vie professionnelle. » Et je me suis souvenu de ça, après, dans tout ce que j’ai eu à faire. Finalement un hôpital, bien sûr qu’il doit être très fonctionnel mais en même temps les gens hospitalisés y passent de moins en moins de temps et les personnels soignants de plus en plus de temps. On a commencé à voir les choses un peu autrement.
Je reviens à ta question sur le paysage par un détour, je m’explique. Pour les étudiants, le choc a été rude de se rendre compte qu’ils ne savaient rien, même pas dessiner un espace qu’ils allaient devoir construire eux-mêmes. Comment dessiner une fenêtre, une porte que l’on devra fabriquer alors qu’on ne sait pas comment c’est fait. Personne ne leur avait présenté une fenêtre, à l’école. Alors je leur ai proposé une méthode qui consistait à faire le contraire de ce que l’on fait d’habitude. J’ai mis un petit camion à leur disposition et ils partaient tous les jours faire le tour des décharges publiques d’où ils nous ramenaient des portes, des fenêtres, ou d’autres matériaux récupérés. Après le dîner nous dessinions le projet avec ce que nous avions sélectionné. Nous disposions des briques autour du cadre de fenêtre, ce qui permettait au groupe de maçons de savoir exactement ce qu’ils avaient à faire le lendemain. Cet usage systématique du ready-made n’est pas très éloigné de la démarche des paysagistes qui dans leur diagnostic du terrain font l’inventaire de tout ce qu’ils vont réutiliser dans leur projet : végétaux, minéraux mais aussi qualité de sol, etc. Quant à moi, je pensais avoir été bien formé mais en réalité je n’étais pas capable de dessiner les plans de fabrication d’une fenêtre, alors que les jeunes médecins qui débarquaient en stage à La Chesnaie avaient déjà disséqué des cadavres dès la deuxième ou troisième année d’études.

Mais dans le cadre de l’École spéciale d’architecture (ESA), c’était tout à fait nouveau comme situation ? L’enseignement à l’École spéciale n’était pas très différent des enseignements habituels en France ?

Oui, ce n’était pas très différent sauf que cette école était cogérée, avec autant d’élèves que d’enseignants et de personnels administratifs au conseil d’administration. J’ai eu aussi la chance d’arriver dans cette école et d’avoir en même temps des contacts avec l’Internationale situationniste. On m’avait dit : « Attention là-bas, à La Chesnaie, il y a un pensionnaire très particulier. » Et j’avais lu les textes de ce pensionnaire, Ivan Chtcheglov, sur « l’urbanisme unitaire ». J’avais ce petit fil conducteur et quand j’ai vu que je pouvais monter un groupe d’étudiants, que je pourrais les loger, les nourrir et que ça ne leur coûterait rien, j’ai pu aller devant mon directeur d’alors, Paul Virilio, aidé de son ami Anatole Kopp, l’homme qui nous a fait découvrir les constructivistes russes. Et ils m’ont dit : « Vas-y ! Ne t’inquiète pas, on t’enverra des enseignants quand tu en auras besoin. » J’ai promis de venir rendre compte toutes les semaines. Voilà, ça s’est passé comme ça pendant dix ans. Je me dis, après coup, que je devais avoir une bonne étoile pour tomber sur un type comme le docteur Jeangirard et ensuite proposer mon histoire au seul directeur d’école d’architecture de l’époque qui pouvait me dire oui.

C’est une expérience pédagogique qui, pour l’époque, a du sens, puisque dans les années 1970 la société entière était en train d’essayer de tenter une manière d’être un peu inédite. Mais c’était très nouveau pour l’École spéciale d’architecture. Qu’est-ce que cela a eu comme conséquences de découvrir une pratique comme celle-là ? Est-ce que, après, tu t’es mis à enseigner d’une manière différente ? Est-ce que l’ESA a été influencée par cette expérience-là ?

L’ESA ? Oui un petit peu. Une autre enseignante s’est installée à Bourges avec ses élèves pour dessiner de fort beaux bâtiments et a créé, comme nous, une association loi 1901. Il y avait, à l’ESA, l’antenne de Bourges et l’antenne de Chailles, du nom de la commune où se situe La Chesnaie. Cela nous a permis de percevoir un peu de taxe d’apprentissage sous forme de matériaux. Un jour, on recevait un camion de carrelage, une autre fois des briques, etc. Ces antennes étaient observées de près par la direction de l’enseignement de l’Architecture qui y voyait une piste pédagogique intéressante. Ils appelaient ça des études opérationnelles. Moi, ça m’a transformé et c’est à partir de cette expérience que j’ai vu tout le bénéfice que mes élèves tiraient de commandes réelles qui les mettaient en face de vrais clients, de vraies démarches administratives (le permis de construire), de vrais terrains, d’élus, etc. Sans compter la motivation des élèves. J’ai appris à doser dans le projet pédagogique la part du travail collectif et celle du travail individuel.

Finalement, ça fait quarante ans que tu es dans le coin ?

Oui, même un peu plus. C’était la première fois qu’il y avait une implantation d’étudiants à bac +1, 2, 3, 4, 5 dans le Loir-et-Cher. L’université François Rabelais, à Tours, s’est créée à peu près à la même époque. Il n’y avait encore rien à Blois. En fait, on peut dire que l’antenne de Chailles a été, de fait, les prémices d’une installation d’étudiants à Blois.

Quand tu es devenu directeur de l’École spéciale, tu as pu à ce moment-là réaliser quelque chose qui serait une sorte d’idéal pédagogique de l’École ?

En fait, l’idéal pédagogique, je l’ai réalisé pendant dix ans à La Chesnaie sans m’en rendre compte : un groupe d’élèves motivés chaque année, des commandes réelles, un budget, un internat, une menuiserie, un atelier de mécanique, des professeurs qui venaient de Paris donner leurs cours à La Chesnaie et puis un maître d’ouvrage qui nous soutenait dans notre recherche d’autoconstruction avec des matériaux de récupération. Alors, mon passage à la direction à l’ESA, je l’ai utilisé à chercher de l’argent et à construire un immeuble neuf sur le boulevard Raspail, en associant quand même les étudiants et certains profs de l’école, pour faire cohabiter une formation de communication, de design dans l’école voisine de Camondo et d’architecture à l’ESA. Cela m’a occupé pendant mes deux mandats.

Tu disais n’avoir jamais rêvé de faire une école du paysage mais par contre, à l’École spéciale et dans la région de Blois à cause de cette expérience de Chailles qui s’est retrouvée être une expérience pédagogique nouvelle, tu as dû commencer à rêver de fonder une école ?

Non, je n’avais pas besoin de vouloir fonder une école puisque l’ESA reconnaissait et validait la pédagogie de l’antenne de Chailles dans laquelle j’étais parfaitement heureux. Curieusement, c’est le maire de Tours, Jean Royer, qui rêvait d’attirer l’antenne de Chailles à Tours mais le conseil d’administration de l’ESA a refusé.

Mais l’idée même de faire une école, quand tu en rêvais, c’était au départ une école d’architecture ou une école qui était déjà à vocation plus large ?

Je te le répète, je n’ai jamais cherché à faire une école mais j’ai toujours cherché à enseigner en m’inspirant du modèle qui me semblait idéal à Ulm dont je gardais un bon souvenir ou en essayant d’améliorer le modèle de ma propre formation à Lausanne, qui m’a laissé quelques frustrations. Mais quand on m’invitait dans les jurys de diplôme des différentes écoles d’architecture, j’étais un peu consterné. Je trouvais que le niveau était souvent trop léger et qu’on donnait parfois un diplôme à des étudiants qui n’avaient pas fourni le dixième de ce que donnaient mes étudiants ; le compte n’y était pas. Alors oui, ça me faisait réfléchir à ce qui manquait.

C’est l’héritage direct du Bauhaus. L’école d’Ulm était calquée sur le Bauhaus.

Oui. C’était une sorte d’école des arts et métiers. Avec la particularité de faire converger tous les enseignements – peinture, histoire de l’art et des idées, architecture, design, graphisme, photographie, textile, technologies du fer, plastique et bois – vers une commande réelle de meubles, d’architecture ou d’affiches. L’objectif était de donner un gros bagage technique et une grande culture aux bénéficiaires de cette formation. Il y avait une autre particularité à Ulm, c’était une sorte de campus dans lequel vivaient étudiants et enseignants qui se retrouvaient le soir à des projections de films, des concerts, des expositions, des cours de cuisine et donc des grands repas avec discussion jusqu’à point d’heure. Et ça, nous l’avons vécu à La Chesnaie puisque nous étions logés dans un grand corps de ferme où nous préparions le dîner et passions nos soirées. Je ne pouvais pas transformer l’ESA à ce point-là mais j’ai introduit les études opérationnelles. Quant à ma tentative de mettre sous le même toit les architectes d’intérieur de Camondo et les architectes de l’ESA, ça n’a pas fonctionné et ça ne fonctionnera jamais car les histoires de ces deux institutions sont trop différentes. Elles se contentent de gérer leur copropriété le plus aimablement possible.

Finalement ce n’est pas par le sujet, pas par le métier que tu es venu à penser de manière pédagogique mais par des situations d’apprentissage, en particulier par la relation au réel qui implique des projets avec des partenaires extérieurs et aussi une relation au réel par des pratiques. Les déchetteries, ça a été l’occasion de savoir comment on traite le bois ou le métal. À ce moment-là, est-ce que tu avais une culture, une réflexion pédagogiques qui passaient par une connaissance des principes du Bauhaus et d’Ulm ?

Mon admission à l’Institut de l’environnement s’est jouée en une heure alors que nous avions un quart d’heure d’entretien pour convaincre. J’avais Claude Schnaidt et d’autres en face de moi et je leur ai raconté simplement mes débuts de chantier à La Chesnaie avec mes étudiants. Ils m’écoutaient la bouche ouverte et m’ont posé mille questions. Claude Schnaidt ne m’a plus lâché pendant les deux ans d’études, il m’a suggéré de prendre l’antenne de Chailles comme sujet de mémoire de fin d’études et d’être mon directeur de mémoire de fin d’études. Il m’a littéralement gavé de Bauhaus pendant deux ans. Il me donnait beaucoup parce qu’il retrouvait dans ce que je lui racontais des situations qu’il avait connues à Ulm et il découvrait avec fascination cette architecture spontanée faite de déchets, aux antipodes de ce qu’il enseignait, qu’il n’a jamais osé venir voir, tant le milieu psychiatrique l’inquiétait. Je rendais compte également à Paul Virilio, qui lui aussi n’est jamais venu, mais avec lequel j’ai continué à travailler jusqu’à son départ de l’ESA.

Tu n’as pas eu seulement une culture de métier, tu as aussi une culture pédagogique qui t’a été délivrée en même temps.

La culture pédagogique ! Elle se fabrique dans les cours de culture générale, la lecture, dans les stages et visites des autres écoles.

La culture du métier mais pas le métier. Je peux dire que j’ai eu : capacité de comprendre un programme, de le transposer en concept puis en projet avec générosité et rigueur avec en plus un stage de presque un an aux chemins de fer suisses, à la STV, la Section technique de la voie. Je travaillais avec les ingénieurs des chemins de fer suisses, des gens très exigeants et intéressants. La culture pédagogique ! Elle se fabrique dans les cours de culture générale, la lecture, dans les stages et visites des autres écoles. Une chose est sûre, je n’ai jamais pensé devenir enseignant et je ne me suis pas préparé à cela.

Tu te retrouves un jour, sans avoir rêvé de faire une école du paysage, mais avec une commande, avec l’idée qu’il fallait en créer une. On sait que c’est à l’époque où Jack Lang était maire de Blois. Tu es finalement un béotien sur la question du paysage, en terme de métier, un métier qui est tout neuf en France. Qui connaît-on comme paysagistes ? Il y a très peu de noms connus. Il y a le pionnier, Jacques Simon, après il y a Corajoud et puis des élèves de Corajoud, comme Alexandre Chemetoff. En plus l’École de Versailles ne s’est créée qu’au milieu des années 1970. Donc il y a une espèce de jeunesse, presque une innocence du domaine encore très grande il y a presque vingt ans quand tu as commencé à penser l’École. Comment t’y es-tu pris ? Comment imagine-t-on une école du paysage avec une forte culture pédagogique d’inspiration européenne dont on vient de parler mais sans la compétence du métier de paysagiste ?

Effectivement je ne connaissais que très peu de paysagistes. Je connaissais le travail de Gilles Clément. Et Jacques Simon. Paul Virilio m’a présenté Michel Corajoud. C’étaient les deux seuls. En fait je ne serais jamais allé me proposer pour créer une école du paysage. C’est Jean-Paul Pigeat et Patrick Bouchain qui ont amené Jack Lang à l’idée de créer une école du paysage. Il y a eu la création de Chaumont-sur-Loire et puis, tout de suite après, l’année suivante, ils ont dit à Jack Lang : « Bien joli de rénover l’art des jardins, mais il faut rénover sans doute aussi l’enseignement du paysage. » Ils ont emmené Jack Lang à La Chesnaie dans le wagon-restaurant du Train vert pour déjeuner et lui ont raconté l’histoire de la construction de ces bâtiments. Jack Lang a voulu me rencontrer. On m’a donné un rapport que j’ai trouvé très insuffisant et j’ai répondu que ça m’intéressait énormément.

Il y avait plein de lacunes dans le programme ?

Le rapport disait en gros que l’on ne pouvait pas se contenter de reconnaissance des végétaux, d’histoire des jardins et de projet, il fallait introduire l’écologie et d’autres choses que j’ai oubliées. Pour moi, il fallait un premier socle de deux ans qui donne à l’élève toutes les connaissances scientifiques de base : botaniques, écologiques, pédologiques, géographiques, géométriques, infographiques ; un deuxième temps dédié à la créativité et à la culture générale ; un troisième temps pour un stage annuel comme les jeunes étudiants en médecine dans les CHU. Je voulais aussi que le temps de travail soit partagé entre du travail individuel « moi je » et du travail en groupe « nous ». Un deuxième socle de trois ans avec un volet consacré aux apprentissages professionnels avec les matières comme la lumière, l’acoustique, l’hydrologie… et encore de la culture générale, un temps consacré au projet venant de commandes réelles plus un stage en bureaux d’études. Pour ça, il fallait cinq ans de formation, et non trois ou quatre comme les rapports l’envisageaient. J’ai fait une maquette sur cinq ans comme le préconisait un rapport de Michel Rocard sur l’université.

C’est toi qui as considéré qu’il fallait cinq ans ?

il fallait que ce soit une école d’ingénieurs, avec un esprit d’ingénierie dans le meilleur sens du terme mais complètement nourri par l’histoire et la culture du paysage. Il fallait introduire ça mais sans écarter la rigueur des écoles d’ingénieurs.

Oui, je l’ai dit à Jack Lang avec l’appui de Patrick Bouchain qui était son proche conseiller. Et je lui ai dit aussi qu’il fallait que ce soit une école d’ingénieurs, avec un esprit d’ingénierie dans le meilleur sens du terme mais complètement nourri par l’histoire et la culture du paysage. Il fallait introduire ça mais sans écarter la rigueur des écoles d’ingénieurs. Et pour moi une école d’ingénieurs, ça voulait dire ce que j’ai connu, mais amélioré. Et surtout pas une école formant des ingénieurs « Drei Groschen » comme on dit parfois pour qualifier des écoles au rabais. Jack Lang me disait : « Vous voulez faire des ingénieurs architectes ou des architectes ingénieux ? » Je lui disais : « Je pense qu’il faut que ce soient de vrais ingénieurs parce qu’un vrai ingénieur a aussi une sensibilité à l’esthétique, aux problèmes de société, et il devra concevoir ses espaces dans un esprit de développement durable. » Je lui ai parlé de Jean Claude Nicolas Forestier pour donner un exemple d’ingénieur concepteur. Je lui ai montré des reproductions d’aquarelles peintes par lui pour communiquer les projets de parcs qu’il a réalisés en Argentine, en Espagne et à Paris et lui ai dit qu’il avait fait ses études à Polytechnique puis à l’école forestière de Nancy. Le ministre de la Culture, de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avait ainsi la preuve que le monde des architectes et des ingénieurs n’a pas toujours été aussi cloisonné qu’aujourd’hui.

Tu as dirigé cette école pendant quinze ans, tu y as pensé plusieurs années avant qu’elle n’ouvre, deux ou trois ans j’imagine, tu as recruté des gens. Quel bilan tu en tires, qu’est-ce qui marche, qu’est-ce qui ne marche pas ? Pourquoi, par rapport à une autre école qui a été créée un peu avant, l’Ensci, l’école de design, il y a beaucoup plus d’obligations. À l’Ensci, c’est l’enseignement à la carte, on est dans des ateliers, on suit les cours qu’on choisit, il y a ce qu’on appelle un parcours personnalisé, un niveau de souplesse qui ne peut guère être dépassé. Ici, il y a encore un côté école Jules Ferry, les cours sont obligatoires… Pourquoi ces deux écoles, qui sont nées d’une même culture, à la même époque, sont si différentes, même si elles partagent une chose en commun qui est l’atelier de projet, apprendre à penser par le projet ?

Je pense que l’École nationale supérieure de création industrielle (Ensci) est un peu comme la HfG d’Ulm ou certaines très bonnes écoles d’art. C’est un élève, une personnalité qui a un projet, une idée dans la tête qu’il soumet à des enseignants qui lui disent oui ou non et ensuite vont le suivre. Donc il n’y a pas de dynamique de groupe, c’est l’univers du « moi je ». Si chacun a son projet dans son coin, moi j’étudie une tasse à café, toi tu fais un véhicule électrique et lui réfléchit au design d’un club de golf, il n’y a pas de confrontation entre élèves. Il y en a une avec les enseignants, bien sûr, et c’est sans doute nécessaire pour former des « artistes », mais pour former des concepteurs qui vont travailler en groupe, il est nécessaire d’apprendre à travailler en groupe.

Tu veux dire que la formation ne se fait pas seulement de professeurs à élèves, elle se fait aussi entre élèves…

Pour moi c’est évident. Mais ce qu’il faut éviter, c’est que ce ne soit que du travail de groupe parce que c’est très difficile de travailler en groupe et ça tue certaines individualités en retrait. C’est pour cela que dans l’organisation des ateliers de l’École de Blois, il y a d’abord une commande réelle commune à tous, proposée par un client. Un premier regard collectif des élèves qui viennent sur un terrain, le diagnostiquent sensiblement, scientifiquement et repèrent tout. C’est le « nous » qui débarque à 30 ou 40 sur un site, ça fait du travail. Ensuite chacun individuellement réagit en esquissant une réponse. Là, c’est « moi je ». Et puis toutes ces perceptions différentes sont présentées à celui qui a émis la commande, que l’on pourrait appeler le maître d’ouvrage, et on lui dit : « Ça pourrait être ci, ça pourrait être ça, est-ce qu’il y a ci ? est-ce que vous avez vu ça ?, etc. ». C’est riche de mille facettes et ça commence à montrer à celui qui a émis la commande que son programme était mal foutu. Il reformule alors sa commande qu’il nous renvoie. À ce moment-là, il a choisi, il a donné des priorités et il a évacué certaines choses. Et c’est de nouveau le groupe, le « nous » qui revient, qui reprend ces éléments différents, et qui l’amène jusqu’à une solution…

Tu expliques très bien le principe même d’un atelier de projets. Mais tu ne réponds pas à la question que je t’avais posée, à savoir pourquoi il y a cet ensemble de règles, on ne peut pas dire un autoritarisme mais une règle de conduite de l’élève à l’intérieur de l’école qui lui impose d’être présent à tous les cours. Il n’y a pas cette liberté issue des années 1970 qui aurait pu être aussi ton choix ?

Je vais te dire, je ne crois pas à la liberté donnée ou imposée. La liberté ça se prend. je n’ai jamais cru à Libres Enfants de Summerhill ou à l’abbaye de Thélème, je n’y ai jamais cru…

Ni à la pédagogie Freinet ?

Si, ça, j’y crois. Freinet emmenait ses élèves sur un site, une forêt, ils collectaient ce qu’ils trouvaient, ramenaient le tout à l’école et commençaient à décrire, classer, écrire, imprimer. Augustin Freinet a inventé « l’école buissonnière pédagogique et performante », suivie de l’alternance du « moi je » et du « nous ». Pour faire travailler ensemble et individuellement des futurs ingénieurs concepteurs, il faut qu’ils aient une langue, des références et une culture communes, c’est obligatoire. Pour qu’il y ait singularité, voire opposition, il faut pouvoir argumenter, dire « moi je, non » et être entendu et compris. C’est le cas à Blois. Mais je ne vois pas trop quelle discipline pourrait être retirée du cadre général de la pédagogie pour permettre à l’élève de faire un choix. Quant à la discipline imposée aux élèves par les enseignants, j’y vois surtout une obligation de réciprocité. Comment un enseignant pourrait exiger de ses élèves qu’ils arrivent à l’heure à son cours, si lui-même arrive en retard ? Donc cette règle de conduite à l’intérieur de l’école, si elle est partagée par tous, est une garantie de respect mutuel, de confiance. Le dialogue entre un enseignant et un étudiant, c’est une vieille histoire, on connaît ça par cœur.
Le dialogue entre enseignants, bien qu’imparfait, c’est une autre paire de manches. Il est facilité par l’imbrication de certaines disciplines enseignées dans les projets réels traités. Il est facilité également par le nombre restreint d’élèves de chaque promo. Chaque enseignant, de sciences, de technique ou d’atelier connaît tous les élèves de la promotion. Si bien que les jurys de fin de semestre concernent tous les enseignants et ces moments sont très denses, les gens s’écoutent. C’est aussi le moment où l’on aborde les programmes de la future année avec les sujets réels ou études opérationnelles des années supérieures. C’est excitant, on va faire une reconnaissance sur le site, certains modifient leur planning ou leurs contenus pour se mettre en accord avec les autres disciplines. On voit s’esquisser lors de ces échanges, non pas un programme collectif mais une stratégie, ce sont vraiment des stratégies qui sont mises en place par les enseignants et moi je l’ai très bien senti en troisième année où j’ai enseigné. Les programmes de premier cycle comportent également de la nouveauté qui génère un peu d’angoisse chez les enseignants et donc de l’échange et de la stratégie. Je crois que c’est la très grande qualité de l’École de Blois. Et ça, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, c’est nous tous… parce que nous en avons besoin pour être synchrones.

Le principe existait déjà au Bauhaus, il y avait un collège des professeurs qui se réunissait régulièrement et il y avait même des assemblées générales pour parler de contenu, pas du fonctionnement de l’école, mais de contenu sur l’architecture et le design, qui réunissaient tous les professeurs et tous les élèves.

Au Bauhaus comme à Ulm, les enseignants et les élèves habitaient sur le site, ils macéraient tous dans le même jus, certainement beaucoup trop. En fait, cette imposition dont tu parles, elle nous a permis de fonder une culture commune inscrite en filigrane dans l’identité de l’ingénieur de Blois.

C’est la seule école où j’ai vécu autant d’échanges entre professeurs. C’est une chose que tu as découverte dans le fonctionnement, à quel point c’était une pièce essentielle et enrichissante de l’école, cette communication entre les professeurs, que ça constitue par moments une sorte de pensée collective. Mais qu’est-ce que tu as vu qui ne marchait pas ? Aucune école n’est parfaite.

Avec le recul, je pense que l’école est très fragile justement parce qu’elle dépend beaucoup plus qu’une école de 1 000 élèves du rayonnement de chacun des enseignants. Or les enseignants sont fragiles, ils s’usent, se stérilisent parfois. Une école ne devrait pas avoir l’âge des artères de ses profs. Je n’ai pas eu le temps de mettre en place une sorte de conseil de perfectionnement ou de conseil pédagogique qui traite de ces questions et de celles qui concernent la situation des élèves. Ne disposant pas de cette instance, l’école s’est dotée d’un certain code qui définit notamment, pour les élèves, les conditions pour passer en année supérieure, jusqu’au diplôme. Il n’est pas rare que l’école refuse même de décerner son diplôme. Chacun le sait et l’accepte.

Tu veux dire qu’elle possède une certaine raideur ?

Oui, sans doute mais ce n’est pas un défaut à mes yeux.

Pour l’instant on fait quelque chose de très réglementé. Le principe d’obtention du diplôme passe par des épreuves et un type de rendu qui sont extrêmement contraints auxquels on adhère tous. J’en suis un des gardiens, comme tu l’as été, en tant que président de jury. Si on veut accueillir des gens qui ont des profils extraordinairement singuliers, est-ce que ça ne passerait pas par des filières de cinquième année simplement, du genre purement recherche ou purement artistique ? Je caricature exprès pour que la question soit claire.

Tu mets le doigt clairement sur le passé de l’école, quand elle recrutait des profils extrêmement différents les uns des autres avec des cursus très divers comme ça se fait dans les écoles d’art ou dans certaines écoles d’architecture. En faisant le choix de recruter presque exclusivement des bacs S et en obtenant l’habilitation à délivrer un diplôme d’ingénieur, nous avons fait le choix du creuset dans lequel tous acquièrent une solide culture commune, une sorte de terreau sur lequel s’épanouiront les élèves après avoir quitté l’école. Ils sont très bien reçus dans les formations postdiplômantes de l’Essec, des Ponts-et-Chaussées, de Sciences-Po ou d’autres écoles à l’étranger. Ils ont un style, une démarche intellectuelle et une capacité créatrice. Je pense que c’est la plus-value de la « raideur ».

Comme tu le sais, le ministère de l’Éducation nationale, par l’intermédiaire de la commission d’habilitation à délivrer le titre d’ingénieur, nous pousse régulièrement à développer la recherche dans l’école. Qu’est-ce que ça peut être, à ton avis, la recherche en matière de paysage ? Par quelle voie ça passe ? Tout est codifié en matière de recherche, on peut faire une recherche sur l’histoire des idées, du paysage, l’histoire des jardins mais c’est une recherche historique. Une recherche strictement paysagère qui impliquerait des gens qui sont des gens de métier, des paysagistes, ce serait selon quelle voie, avec quelle définition du mot recherche ?

C’est vrai que les universitaires sont les détenteurs de ce que l’on pourrait appeler les critères mêmes de la recherche et quand les ingénieurs sont venus là-dedans (il n’y en avait pas beaucoup au départ et il n’y en a toujours pas beaucoup), ils ont pris les critères universitaires. Un ingénieur paysagiste, c’est un homme de terrain qui conçoit et réalise.
Un géographe est un universitaire qui manipule des concepts. Or pour faire un doctorat, le paysagiste doit s’inscrire dans la discipline géographie. Gilles Clément, le paysagiste, qui est d’ailleurs ingénieur horticole de formation, si tu regardes tout son travail, ses expériences, ses réalisations, les unes après les autres, ce sont autant d’éléments qui sont, pour moi, de la recherche appliquée. Jean Nouvel me disait un jour qu’il serait incapable de faire un doctorat. Comment imaginer que Philippe Starck fasse un doctorat ? Et comme il faut un doctorat pour être enseignant chercheur, ces gens ne peuvent pas l’être, ce qui très dommageable pour les élèves des écoles d’ingénieurs, d’architecture et de design et en fin de compte pour la production française. Il faudrait que la Commission d’attribution des titres d’ingénieur (CTI) accepte de ne pas enfermer dans la recherche universitaire des ingénieurs de terrain. C’est à travers différentes expériences de conception qu’on modifie des choses et qu’on finit par découvrir de l’inédit.

Je pense à des amis qui ont fait des études en même temps que moi et qui ont inventé un coffrage réglable pour préfabriquer des escaliers, quelles que soient les différences de niveaux d’étages : très ingénieux ! Je pense à un autre qui a inventé un système de fixation des ardoises, utilisé maintenant par tout le monde. Et ce type-là, si tu lui dis « il faut maintenant que vous fassiez de la recherche pour obtenir un doctorat », il est incapable, il va partir en courant. Et pourtant, il a fait un véritable travail de recherche. Tu vois Portzamparc ou Corajoud investir trois ou quatre ans pour faire un doctorat ? C’est impossible. Donc, si on pouvait faire évoluer les critères de la recherche, en utilisant également sa propre production comme sujet de recherche, la France y gagnerait beaucoup.

Je suppose que tu es très fier d’avoir fait cette école et très heureux de l’avoir dirigée pendant quinze ans. Qu’est-ce que tu en dirais aujourd’hui, maintenant que tu es parti ?

Après avoir quitté l’école, j’ai renoué avec l’exercice professionnel dans la société d’ingénierie dont je partage la gérance avec Raphaëlle Chéré, ingénieur paysagiste diplômée de l’École de Blois. Cette société se révèle être pour moi un observatoire remarquable de l’intégration des diplômés de l’école dans le monde professionnel. Je retrouve mes anciens élèves avec lesquels nous sommes en compétition pour des missions de maîtrise d’œuvre ou alors en situation de conseil et d’assistance à maîtrise d’ouvrage dans des jurys pour le choix d’une équipe de maîtrise d’œuvre. Ils sont étonnants ! Alors oui, je suis très fier de ces ingénieurs qui « tranchent ». J’entends toujours les mêmes louanges : « Ils ont une vision générale de leur projet qu’ils habitent et qu’ils expriment très bien graphiquement », ou encore : « On peut avoir confiance en eux, ils connaissent leur affaire. »

Tu découvres ça comme une preuve de réussite !

C’est une preuve de la réussite des enseignants de l’ENSNP, certainement. Mais ce dont nous pouvons être le plus fiers, c’est l’estime et le respect professionnel que portent les ingénieurs des grands bureaux d’études, comme Setec, Arep ou Safege, sur nos ingénieurs. Je constate, d’ailleurs, que les bureaux d’études avec lesquels nous travaillons sont très respectueux du travail conduit par Raphaëlle. Elle communique parfaitement avec eux, elle est reconnue comme ingénieur, comme bon ingénieur. C’est à mon avis la meilleure preuve de notre réussite. J’ai dit un jour à un président de la CTI que j’appréciais particulièrement : « Vous vous posez toujours la question de savoir si les diplômés de Blois sont dans l’ensemble des ingénieurs ou à la frange. Moi, je vous dis que nous sommes peut-être à la frange mais nous sommes de vrais ingénieurs concepteurs et il y a beaucoup d’écoles d’ingénieurs, que je ne citerai pas, qui ne méritent peut-être pas le nom d’école d’ingénieurs. » Il m’a répondu gentiment : « Frange ou pas, vous êtes dans l’ensemble. »

Entretien paru dans les Cahiers n°10 « Lire le paysage » (2012)
Photo de couverture : C. de Boiscuillé.

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