La Loire existe-t-elle ?

Tentatives d’identification d’un fleuve par ses luttes entremêlées

Bruno Marmiroli et Lolita Voisin

La série photographique qui accompagne cet article a été réalisée durant l’hiver 2021 par François Faguet, élève en troisième année de l’École de la nature et du paysage.

Que racontent d’un fleuve les luttes qui voient le jour sur ses berges, modifiant son statut iconique ? En partant du conflit des années 1980 qui mène à l’abandon des grands projets d’aménagement dans le bassin de la Loire, nous suivrons une trajectoire politique qui nous éloignera des représentations tant institutionnelles que populaires du plus grand fleuve français. Devenue successivement, dans la seconde moitié du siècle dernier, un espace aménagé, un territoire protégé, puis patrimonialisé, la Loire est aujourd’hui l’enjeu d’une fiction parlementaire où s’ouvre un nouveau rapport entre les humains et les non-humains. En quoi les luttes actuelles, visibles et invisibles, qui puisent une partie de leur énergie dans celles du siècle écoulé, éclairent-elles de nouvelles pistes de réflexion et d’action ? Quels signes du destin commun des êtres vivants du territoire ligérien font-elles apparaître ?

Les auditions du parlement de Loire1, forme contemporaine d’interrogation collective et publique de nos rapports au fleuve, constituent une proposition nouvelle qu’il faut relier aux luttes antérieures. Ce projet entrepris en 2019 « vise à définir les formes et fonctionnements d’un parlement pour une entité non humaine (la Loire), où la faune, la flore et les différents composants matériels et immatériels seraient représentés2 ». Inspiré par des actions engagées en Nouvelle-Zélande, en Inde ou en Amérique du Sud, par les travaux de juristes tels que Christopher Stone, d’anthropologues dont Philippe Descola, ou de philosophes comme Sacha Bourgeois-Gironde, le projet connaît un engouement certain. Le déroulement des différentes auditions, qui ont vu de nombreux échanges et propositions, a sans cesse modifié la trajectoire initialement envisagée. En marge de la poursuite de ce travail, il reste à mesurer la part d’héritage dévolu aux luttes qui ont contribué à façonner ce territoire.


Un progrès contre nature ? Le fleuve nation à l’épreuve des aménagements

Au commencement, il y eut des luttes. Celles qui ont combattu le rêve d’une Loire aménagée et productrice d’énergie, élargissant à l’échelle nationale le destin qui l’avait promue, au moins jusqu’à l’arrivée du train au milieu du XIXe siècle, au rang de porte d’entrée du commerce français, charriant des céréales, du sel, du sucre, du charbon, du vin, du bois, du fer, de la faïence mais aussi des ocres, du chanvre, des armes, des draperies ou des confitures… de Nantes à Nevers, voire jusqu’à Roanne et Saint-Étienne. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, selon cette perspective politique qui a fait de l’aménagement du territoire un enjeu majeur du « progrès », l’asservissement d’un cours d’eau – même le plus long de France – ne devait pas poser de problèmes. Il semblait normal, pour ne pas dire « naturel », de planifier l’espace et de contraindre les flux en y projetant les fantasmes d’un milieu soumis à ses maîtres. Si l’aménagement du fleuve n’est pas un fait nouveau – les premières grandes levées datent du XIIe siècle3 –, il restait jusqu’alors libre de divaguer entre ses digues. L’héritage des sociétés médiévales installées sur ses berges réside précisément dans leur « capacité d’adaptation au rythme hydrologique du fleuve et de ses affluents4 ». Mais à l’âge de la « modernisation » volontariste, il n’est plus question d’adaptation. Il faut reconstruire le territoire, les consciences, les ambitions. L’honneur d’un pays meurtri doit retrouver sa place au rang des grandes nations. Cet élan n’est pas sans rappeler les propos de Napoléon III, empereur aménageur s’il en fut, qui déclara après avoir vu les inondations du Rhône en 1856 : « Tout me fait espérer que la science parviendra à dompter la nature. Je tiens à honneur qu’en France, les fleuves comme les révolutions rentrent dans leur lit et qu’ils n’en puissent sortir5. »

La Loire retrouve sa place de fleuve nation, incarnant, par les promesses énergétiques de ses courants, les nouvelles aspirations d’indépendance du pays.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle sont bâtis plusieurs fleurons de la houille blanche6 dans les gorges de la Loire. Le barrage-poids du Furan (ou Furens), à Rochetaillée près de Saint-Étienne, achevé en 1866, bat un record de hauteur en atteignant 53 mètres. Celui de Rochebut (Allier), édifié sur le Cher en 1909, constitue le « premier exemple de barrage à réservoir à des fins de production d’électricité commerciale7 ».

Le fleuve doit donner sa part d’eau à l’effort national. La loi de nationalisation de 1946, la création d’EDF, GDF et des Charbonnages de France, ou la reprise des recherches sur l’atome dès la Libération (le Commissariat à l’énergie atomique est créé en 1945) s’accompagnent d’une politique énergétique de valorisation des rivières nationales. La première centrale nucléaire du pays est mise en service à Chinon en 1962. La Loire retrouve sa place de fleuve nation, incarnant, par les promesses énergétiques de ses courants, les nouvelles aspirations d’indépendance du pays. Identifié comme « source froide », le cours d’eau accueille trois autres centrales nucléaires : Dampierre-en-Burly (Loiret) est mise en service en 1980, Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher) en 1983 et Belleville-sur-Loire (Cher) en 1987.

La première lutte collective pour défendre le fleuve vise – au moins en partie – l’énergie nucléaire. Cette « méta-industrie » échappe aux aspirations des habitants, puisqu’elle est issue de choix politiques nationaux stratégiques. Elle est rattrapée par l’ampleur délirante de ses besoins en eau. Les immenses barrages de Naussac I, achevé en 1980 (en Lozère, sur un affluent de l’Allier) puis de Villerest, sur la Loire, mis en service en 1984, sont édifiés afin d’assurer un approvisionnement suffisant pour refroidir des réacteurs (soutien d’étiage et écrêtage des crues) situés en aval. Précisons que l’incident nucléaire français le plus important a été enregistré en 1980 à Saint-Laurent-des-Eaux, proche de Chambord, lorsque la fusion accidentelle de 20 kg d’uranium entraîne un rejet de plutonium dans la Loire.

Les arguments des partisans d’un aménagement de la partie amont du fleuve relèvent aussi de la volonté d’extension urbaine, industrielle, touristique et agricole dans le val de Loire. Ces ambitions locales de développement incluent une visée récréative et touristique ; des lacs de barrage accueillent des espaces de loisir. Aux yeux de nombreux élus, cette manne potentielle peut enrayer partiellement le déclin de territoires ruraux. Comme le rappelle Gilles Deguet8, qui milita contre les barrages, le fleuve est destiné à être exploité, réduit à ses potentialités en matière de développement. Il n’existe pas en tant que milieu naturel digne d’intérêt.

Jean Royer (1920-2011), maire de Tours pendant trente-six ans, député et ministre, incarne à la fois l’apogée et le déclin de l’ère du progrès à l’échelle du bassin hydrographique ligérien – soit environ un cinquième du territoire français, avec 117 000 km². Partisan, comme beaucoup d’autres, d’un fleuve asservi aux besoins de l’agriculture, de l’urbanisme et de l’industrie – dont celle du nucléaire –, il porte le flambeau d’élus qui rêvaient déjà, dans les années 1960, d’une Loire navigable « reliant Nantes à l’axe Rhin-Rhône par des canaux9 ». Ce qui semble tarauder les édiles locaux comme ceux de la capitale permet – peut-être – de comprendre l’acharnement dont ils font preuve pour implanter dans les gorges et les berges de la Loire des barrages, des usines, des centrales et toute une cohorte de symboles de la modernité. C’est oublier un peu vite que ce fleuve est « sauvage », au moins par ses écarts de régime, comme le proclame le prince Philip Mountbatten en 1988 lors d’une visite au Bec d’Allier. Et qu’une connaissance fine des aspects hydrographiques manque pour mesurer l’ensemble des incidences des aménagements.

Dix ans auparavant, un livre blanc posait déjà les jalons d’une vaste entreprise de conquête du milieu naturel qui s’incarnait à travers la création d’un organisme regroupant des élus du linéaire, l’Epala10, en charge de la construction de quatre barrages. En réaction à ce mouvement institutionnel émergent des mouvements de protection de la nature, la prise de conscience de la fragilité des milieux humides, une meilleure connaissance de « l’expression de la vie du fleuve11 » mais aussi, très certainement, le réveil des mémoires d’une partie de la population bercée par des manuels d’histoire et géographie et les cartes murales de Paul Vidal de La Blache, qui ont contribué à forger le mythe de la Loire. Ces contre-discours œuvrent de concert jusqu’à ce que la machine économique et technique finisse par s’enrayer.

La Loire habitée : de l’exploitation à la protection

La Loire, fleuve nation, n’est pas une frontière « naturelle » comme le Rhin mais un espace unificateur, dont la géographie appuie une vision conciliatrice des attachements identitaires traditionnels. Le cours d’eau, dont chacun apprend qu’il coule depuis le mont Gerbier de Jonc, offre un relais aux valorisations nationalistes du sol et de l’enracinement historique. Ses eaux ont charrié plusieurs figures décisives de la construction du royaume, à commencer par Charles VII et François Ier.

Sa longueur, plus de 1 000 km, et son amplitude hydrographique en font l’un des plus grands fleuves d’Europe. Son rôle d’axe commercial a disparu des mémoires collectives mais sa partie moyenne, qui incise le calcaire du Bassin parisien, reste associée à la présence des rois de France et aux monuments du val de Loire. Ce n’est pas de la Loire moyenne que vient le réveil d’une conscience écologiste, mais de l’amont, des montagnes, de la source – ou des sources.

La perspective de voir les gorges de Serre de la Fare défigurées par un barrage, qui ruinerait une vallée appréciée pour ses paysages et sa baignade, cristallise un premier mouvement de contestation. Celui-ci croise la route d’une réflexion qui émerge des mouvements écologistes incarnés par France Nature Environnement et le WWF. Peu à peu, l’idée d’un écosystème ligérien, d’un cours d’eau vivant, dont la crue constitue un témoignage de la dynamique fluviale, prend corps. Le comité Loire vivante, créé en 1986, regroupe des acteurs des luttes locales, affectives et culturelles, et des compétences techniques sur le fonctionnement d’un hydrosystème complexe. Cette double mobilisation forme un front de lutte efficace et crédible sur le plan scientifique, susceptible de renverser l’argumentaire institutionnel. Gilles Deguet ajoute à la recette du succès la compréhension de la notion de bassin, la mise en réseau des acteurs de la lutte – une capacité de réaction importante pour créer « de la pensée commune ». Il mentionne deux autres facteurs importants : la présence du comité au sein des débats institutionnels et l’occupation des sites sur une durée longue, inscrite dans la vie locale (manifestations, rencontres et échanges…).

Une première manifestation parcourt les rues du Puy-en-Velay en octobre 1988. Les mobilisations suivantes occupent le site de Champ Bourray, près de Serre de la Fare, pendant plusieurs années, jusqu’à l’abandon du projet. Les membres les plus actifs ont vécu les intenses mobilisations des années 1970 contre le barrage de Naussac ou l’installation nucléaire de Creys-Malville12. C’est bien contre l’ensemble d’un grand projet d’aménagement, à l’échelle d’un bassin versant mais aussi d’un parc nucléaire, que s’élèvent les voix dissidentes.

Après six années de luttes entremêlées, tant sur le front juridique que sur la scène médiatique et scientifique, SOS Loire vivante obtient des victoires importantes : en 1991, le gouvernement abandonne le projet de barrage de Serre de la Fare. Il en reste trois et les luttes continuent mais le nouveau gouvernement de droite confirme, le 4 janvier 1994, l’abandon des projets de barrages. La stratégie change, intégrant l’alternative proposée par le comité avec l’annonce par Michel Barnier, alors ministre de l’Environnement, d’un plan Loire Grandeur nature, en lieu et place du projet d’aménagement porté par l’Epala. Ce plan révise entièrement le programme d’aménagement du fleuve, abandonne la logique des aménagements lourds en amont et s’oriente vers la prévention des crues sans barrage – en utilisant des zones d’expansion – et la protection des milieux naturels. Il consacre les travaux menés par différents spécialistes13 pour mieux comprendre le fonctionnement de l’ensemble du bassin fluvial.

La Loire reste au cœur des enjeux politiques nationaux, avec un nouveau type de modèle qualifié par Michel Barnier de « tout premier grand chantier écologique français ». Le premier plan Loire, qui articule des actions techniques et environnementales sur une période de six ans (1994-2000), souhaite ajouter une dimension culturelle en prenant en compte la dimension patrimoniale du fleuve.

Le fleuve patrimoine – un bien commun ?

Le premier plan Loire comporte déjà l’idée d’une inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco14 mais c’est un personnage politique à l’envergure à la fois locale et nationale qui met en place les conditions de sa réalisation : Yves Dauge, alors maire de Chinon et proche du gouvernement15, promoteur de la création du Parc naturel régional Loire-Anjou-Touraine16. Son passage à Luang Prabang en 1994 lui permet d’entrer en relation avec le centre du patrimoine mondial de l’Unesco, à une période où les questions de préservation des paysages vernaculaires se posent, en contrepoint d’une représentation jugée excessive du patrimoine monumental. La notion de paysage culturel apparaît dans la liste en 1992 pour désigner « les interactions majeures entre les hommes et le milieu naturel » et la France vote une loi Paysages17. Il faut attendre la Convention européenne du paysage (2000) pour qu’une définition fasse consensus18.

Placé sur la liste indicative en 1995, le val de Loire doit suivre un parcours sinueux pour gravir les échelons vers le passage devant le Comité du patrimoine mondial. Un petit groupe se resserre autour d’Yves Dauge pour rédiger un premier dossier. Louis-Marie Coyaud, géographe, et Alain Mazas, paysagiste, s’attellent à la rédaction d’un document censé décrire de façon exhaustive les aménités paysagères et patrimoniales d’un territoire de 800 km², dont le tracé correspond peu ou prou à la Loire moyenne – ou Loire des calcaires. Il s’agit du plus grand bien français présenté pour une inscription. Les avis d’experts sont favorables et c’est avec une certaine assurance que le pilote de la délégation française, Jean Musitelli, arrive à Marrakech en 1999 pour présenter le dossier au Comité. Un grain de sable vient du délégué finlandais, qui fait remarquer que ce paysage très intéressant intègre cependant une centrale nucléaire (Saint-Laurent-des-Eaux), qui ne semble pas avoir été mentionnée. La Grèce relance le débat sur cette incongruité et la confusion s’installe pour s’achever par un ajournement. Il faut un complément de dossier, un redécoupage du périmètre excluant la centrale – malgré l’idée défendue par certains d’intégrer le patrimoine technique et industriel – et quelques retouches pour que la réunion qui se tient à Cairns en 2000 se solde par une inscription à l’unanimité. Trois cents kilomètres de fleuve, de berges, de lit majeur, de villes, de villages et de hameaux rejoignent la liste du patrimoine mondial, consacrant la reconnaissance internationale des paysages ligériens. À cette vision géographique et historique, il faut ajouter une dimension démographique puisque le périmètre regroupe alors près de 900 000 habitants qui n’ont pas tous, tant s’en faut, pris conscience de la charge qui leur incombe désormais : le 30 novembre 2000, ils sont devenus à la fois les gardiens, les garants et les ambassadeurs d’un bien Unesco. À la notion de bien commun, légitimée par l’histoire locale, le sentiment d’appartenance ou la possible appropriation, s’oppose – semble-t-il – celle de bien supra-local, choisie par un comité d’experts, désigné selon des critères précis mais finalement peu connus des locaux. Francis Deguilly, alors chargé du volet culturel du plan Loire Grandeur nature à la direction régionale des Affaires culturelles de la région Centre, admet que le temps a manqué pour que cette inscription soit plus collective et mieux partagée.

De la lutte originelle, incarnée par l’occupation du site de Serre de la Fare, à la victoire de Cairns, une quinzaine d’années consacre le passage du soulèvement populaire local contre des aménagements à l’institutionnalisation d’un tiers du cours de la Loire. Sa vallée moyenne est reconnue pour la qualité de son patrimoine bâti, se capacité à illustrer deux périodes de l’histoire de France (la Renaissance et le siècle des Lumières) et l’harmonie de la relation entre les communautés humaines et le fleuve. La Loire retrouve son statut royal et l’on y ajoute une dimension paysagère largement fondée sur les notions de pittoresque, de perspectives ou de points de vue. La création d’un syndicat mixte interrégional, la Mission Val de Loire, deux ans après l’inscription, accentue encore le schisme naissant entre une approche patrimoniale et paysagère, défendue par l’inscription et promue par la Mission, et la dimension écosystémique du fleuve, site Natura 2000 sur la totalité de son cours.

Une quinzaine d’années consacre le passage du soulèvement populaire local contre des aménagements à l’institutionnalisation d’un tiers du cours de la Loire.

L’inscription illustre une reconnaissance internationale assez peu partagée par les acteurs des luttes de terrain. La belle idée d’un paysage culturel traversant la frontière entre « nature » et « culture » reste théorique. Études du patrimoine bâti, des unités paysagères, de la spatialisation des éléments d’intérêt patrimonial et paysager, des vues et covisibilités… nombre de documents, cartes et études confortent un corpus attaché à l’acception « classique » – même si récente – de la notion de paysage, assez éloignée de la connaissance des écosystèmes. Du côté de l’environnement, le plan Loire Grandeur nature déclenche plusieurs types d’actions, depuis les travaux de restauration du fonctionnement hydraulique et écologique du fleuve jusqu’à ceux favorisant le retour des poissons migrateurs19.

La suite de l’histoire a amplifié cette double reconnaissance mais l’a aussi rendue plus complexe, en déclinant ses deux formes de manière plurielle : c’est désormais un ensemble étendu, bâti, et très habité, avec toute la partie moyenne du cours d’eau, qui se trouve « inscrit » à la fois comme icône paysagère et réservoir de diversité biologique. Ce nouveau statut officiel demande à ses habitants et à ses représentants d’envisager et d’anticiper son avenir en tant que patrimoine vivant. Cette qualité singulière n’exclut pas de nouvelles dimensions conflictuelles qui rendent nécessaire un modèle de gouvernance partagée, pour sceller l’alliance des patrimoines. Si la Loire amont a démontré sa capacité de résistance, la partie moyenne continue d’attirer des projets dont l’échelle et l’incidence sont en contradiction avec les travaux évoqués précédemment : la déviation de la commune de Jargeau, qui engendre un important déboisement et des terrassements en zone humide, le développement agricole dans le val d’Authion, dont l’étendue interroge quant à l’usage de l’eau et aux rejets d’intrants dans le lit du fleuve… auxquels nous pouvons ajouter les conséquences du changement climatique sur les étiages ou même le fonctionnement des centrales nucléaires pour mesurer la potentialité d’augmentation des conflits en lien avec le fleuve et ses affluents.


Des droits pour Loire ?

Parcourir cette brève suite chronologique de conflits permet de situer l’aventure étonnante des auditions pour un parlement de Loire20, tenues en 2019 et 2020, mais aussi de l’inscrire dans les réflexions en cours sur la possibilité de reconnaître des droits à la nature, elle-même issue d’un long héritage de luttes passées. En créant une chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France en 2000, Philippe Descola posait en creux la nécessité d’élargir les approches culturelles, les domaines de compétence et les alliances pour ne pas se limiter à une approche anthropocentrique qui avait démontré ses limites. Les personnes que nous avons auditionnées, venues de la philosophie, de l’histoire des sciences, du droit, de l’écologie, de la littérature, interrogent la constitution et les modalités d’un équilibre entre les humains et les autres vivants du fleuve Loire. Elles questionnent les conditions de cohabitation des entités et les potentialités de résolution des conflits entre espèces. Orchestrées par l’écrivain Camille de Toledo, les auditions publiques permettent d’imaginer la transformation de nos institutions, la mise en exergue de « nos attachements, nos emmêlements avec les milieux, avec les “choses”, avec les animaux, les végétaux, les minéraux21 ».

Chacune de ces auditions nous confronte à nos limites, à nos imaginaires, à nos désirs de vie. Leur contenu rappelle la nécessité de se mettre à l’écoute et d’élargir nos perspectives. Elles montrent également la difficulté et l’urgence d’engager une phase pratique. Il reste à revenir à l’arpentage et à l’échelle locale des conflits. À remettre en question nos habitudes, nos relations, nos gestes quotidiens et nos projets, depuis les contextes où nous nous trouvons. Nous avons besoin de mesurer la différence entre « attachement » et enracinement identitaire.

En explorant l’évolution la plus récente du droit, les glissements ontologiques et les catégories anthropologiques, le décentrement culturel et les tendances de renouvellement démocratique face aux exigences écologiques contemporaines, les débats ouvrent le territoire ligérien à des questions inédites, dont beaucoup pourront sembler encore difficiles à entendre. D’où une série de formulations ouvertes, hétérogènes et de valeurs différentes, qui toutes alimentent le processus fictionnel et l’imagination collective. Elles invitent chacun à relire l’histoire du fleuve Loire autrement et à se montrer actif dans l’anticipation des changements :

Comment penser la Loire comme un bassin versant ?
Jusqu’à quel point doit-on remettre en question le mode de pensée qui a produit la situation actuelle ?
Quels conflits permettent d’amorcer une approche jurisprudentielle comme source du droit ?
Quels sont les besoins de cet être commun – Loire ?
Qui est Loire ?

Existe-t-il un peuple de Loire ?
Quels peuples autochtones sont en lutte sur le territoire de la Loire ?
Avec qui est-on prêt à cohabiter autour du fleuve ?
Qui serait prêt à mourir pour la Loire ?

Où et comment représenter Loire ?
Qui peut représenter les autres vivants ?
Comment choisirait-on les représentants ?
Comment donner du pouvoir à des êtres autres qu’humains ?

Est-ce qu’on s’y prend bien en posant ces questions-là ?


Notes :

  1. Les auditions du parlement de Loire se sont tenues du 19 octobre 2019 au 5 décembre 2020. Elles s’inscrivent dans le programme artistes-ingénieurs·es Génies-Génies, soutenu par la région Centre-Val de Loire. Le projet est porté par le Polau (Saint-Pierre-des-Corps) et bénéficie du partenariat de la Mission Val de Loire, de l’agence Ciclic, de la fondation Le Damier, de la ville de Tours et de la complicité de l’École de la nature et du paysage, ainsi que de Coal art et écologie.
  2. Extrait de la présentation du projet des auditions.
  3. La grande levée d’Anjou, considérée comme le premier ouvrage majeur de protection contre les crues, est réalisée dans la seconde moitié du XIIe siècle, sur décision d’Henri II Plantagenêt.
  4. Joëlle Burnouf, Nathalie Carcaud et Manuel Garcin, « La Loire entre mythes et réalités », 303, no 75, 2003, p. 16.
  5. Discours lu au corps législatif en février 1857.
  6. La houille blanche désigne l’utilisation de l’énergie hydroélectrique produite par les chutes d’eau, par analogie avec le charbon qui, au XIXe siècle, était la principale source d’énergie.
  7. Jean-Louis Bordes, « Les barrages en France du XVIIIe à la fin du XXe siècle. Histoire, évolution technique et transmission du savoir », Pour mémoire, no 9, 2010, p. 80.
  8. Gilles Deguet est intervenu lors des auditions du parlement de Loire du 17 octobre 2020 pour évoquer l’origine des luttes contre les barrages (https://vimeo.com/user9025735).
  9. Alexis Boddaert, « La Loire déchirée », La Nouvelle République, 1990, p. 22.
  10. Établissement public d’aménagement de la Loire et de ses affluents, créé en 1984, devenu l’Établissement public Loire, chargé de la gestion des barrages de Naussac et Villerest. Il est présidé par Jean Royer jusqu’en 1995.
  11. Formule utilisée par SOS Loire vivante pour expliquer le fonctionnement du réseau hydrographique.
  12. Superphénix (SPX) est un ancien prototype de réacteur nucléaire de 1 200 MW arrêté en 1998, situé dans l’ex-centrale nucléaire de Creys-Malville (Isère), en bord du Rhône. Le site est en cours de démantèlement.
  13. Il faut citer deux personnalités qui ont marqué les luttes : Christine Jean, coordinatrice du comité Loire vivante, qui reçoit le prix Goldman en 1992 et Roberto Epple, missionné par le WWF pour contrer les projets de barrage.
  14. La liste du patrimoine mondial comporte actuellement (février 2021) 1 121 biens inscrits à l’échelle mondiale, dont 45 en France.
  15. Yves Dauge est alors inspecteur général des Ponts et Chaussées au ministère de l’Équipement et chargé de mission auprès du président de la République (François Mitterrand) jusqu’en mai 1995.
  16. Le Parc naturel régional Loire-Anjou-Touraine, créé en 1996, rédige un premier document circonscrit au périmètre du parc. Cette option sera abandonnée au profit d’une extension importante du périmètre d’étude.
  17. La loi no 93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages vise à protéger et à mettre en valeur les paysages qu’ils soient naturels, urbains, ruraux, banals ou exceptionnels.
  18. La Convention définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ».
  19. Stéphane Rodrigues et Jean-Pierre Berton dressent un constat plutôt positif de ces travaux, des mesures de protection et du changement de comportement des riverains (Jean-Pierre Berton et Stéphane Rodrigues, « Vingt-cinq ans de restauration du lit de la Loire », Paysages culturels du Val de Loire, 2020, p. 153).
  20. http://polau.org/incubations/ les-auditions-du-parlement-de-loire/.
  21. Extrait de l’entretien de Camille de Toledo publié dans la revue 303, op. cit., p. 174.

Article publié dans Les Cahiers n°19, « Le droit au paysage », p. 20-31.

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