Chercher les lignes de front
du paysage
Entretien avec Anne Sgard, par Lolita Voisin1
Anne Sgard, professeure de géographie, enseigne auprès d’étudiants et de futurs enseignants. Ses travaux sur le paysage, en particulier dans des contextes de montagne, ont marqué les recherches scientifiques récentes et accompagné les changements de définitions et d’usages de cette notion sur le plan politique2. Ses enquêtes et ses réflexions peuvent aider à discerner les lignes de front contemporaines du paysage : que recouvre aujourd’hui ce terme ? Existe-t-il des confrontations, des divergences, mais aussi des pistes de résolution des conflits, dans l’usage d’une approche par le paysage ?
Trente ans après la loi de 1993 dite loi Paysage, vingt ans après la Convention européenne du paysage, et près de dix ans après les accords de Paris (COP 21), peut-on parler d’une ligne de front politique du paysage ?
En Suisse, où je travaille depuis une douzaine d’années, l’idée de paysage politique est venue plus tard et plus difficilement qu’en France. Dire que le paysage est politique n’est plus une incongruité. Dans mes enseignements, j’aborde ce terme au sens large de la philosophie politique, et je fais souvent référence à Hannah Arendt, pour qui la politique n’est pas réservée à certaines catégories d’acteurs mais est le propre de l’humain dès lors qu’il agit, interagit et s’exprime dans l’espace public. J’utilise les articles définis « le, la, les » politiques, pour croiser diverses approches et divers usages du mot de politique. J’illustre cette analyse avec des exemples de la vie politique, de jeux de pouvoir, d’expériences de vie démocratique locale. Je montre comment le paysage est un enjeu de mobilisation. Les étudiants y adhèrent aisément, s’ils ne sont pas déjà convaincus. S’en saisir de cette manière, c’est autre chose…
Le paysage comme objet de la vie politique, comme source de frictions, de tensions, est assez bien accepté. Du point de vue des politiques publiques, y compris en Suisse, où l’idée a percolé de manière progressive grâce à la Convention européenne, le paysage est perçu comme une catégorie de l’action publique. Celle-ci est impulsée par le pouvoir fédéral, ici l’Office fédéral de l’environnement, puis reprise et interprétée à l’échelon cantonal.
La dimension politique, au sens fondamental, est plus délicate à aborder : que serait le rôle du paysage dans notre conception de la société au sens d’Arendt, sa place dans la vie démocratique, dans le débat, la délibération ? Sa métaphore de la table figure l’espace commun3 autour duquel peut s’engager le dialogue entre points de vue divergents ; c’est cela qui est compliqué, pour tous les publics. J’utilise souvent une perspective historique, par exemple les formes d’instrumentalisation du paysage, comme les « figures paysagères de la nation4 » étudiées par François Walter, déclinées dans divers contextes nationaux européens.
Vous transposez ces exemples dans l’histoire contemporaine ?
Oui, il faut dire que nous avons en Suisse un matériau fertile avec les campagnes électorales et les votations sur des thématiques très diverses, où les partis de la droite populiste produisent des affiches et des discours intéressants à analyser. Par exemple, dans une votation sur la limitation des résidences secondaires, le paysage a été largement mobilisé comme argument. Il y a aussi des votations cantonales ou municipales sur des aménagements d’espaces publics. Le paysage n’est pas un simple décor pour affiche électorale, il est instrumentalisé autour d’un ensemble de discours sur les valeurs nationales, les racines, l’altérité…
Le paysage peut donc mettre au jour des situations de controverses et de conflits ?
Il y a deux aspects : d’une part, on peut étudier comment le paysage est source de conflits et de mobilisations, montrer qu’il est central dans les projets locaux, et non une préoccupation de privilégiés. Je m’intéresse par exemple à des situations conflictuelles en montagne, à propos des « retenues collinaires » pour alimenter les canons à neige des stations de ski et dont on peut faire l’histoire en regard avec le pastoralisme et l’irrigation. Au-delà du seul équipement comme source de conflits, c’est tout un rapport au territoire, à la nature, au temps, à l’anticipation, qui se joue.
On peut se saisir du conflit ou de la controverse comme moteur de débat public, au lieu d’aller tout de suite chercher le consensus. Mettre au jour un désaccord grâce au paysage permet l’expression des avis et sentiments. C’est ce qu’on appelle « la médiation paysagère5 ». Cette approche est plus compliquée, et risquée, surtout en Suisse où il existe une culture forte du consensus : quand on débat dans les classes, l’objectif est de se mettre d’accord à la fin ; alors qu’en France quand on organise des débats, l’objectif est d’argumenter. Ça en dit long sur nos rapports au conflit et à la controverse.
L’étude des controverses paysagères se consolide. En sociologie, Bruno Latour a proposé des méthodes d’analyse, de « cartographie » qui ont un grand succès. Dans la recherche, les controverses sont tenues pour importantes, voire indispensables. Dans la vie politique locale, c’est plus difficile d’entendre cela de la part des élus, des techniciens ou des conseillers. Pourtant, les controverses présentent des situations où l’on se met à parler de paysage, à argumenter de ses qualités, de son devenir. Elles permettent de mieux saisir le système des acteurs qui argumentent, échangent, de prendre la mesure des oppositions.
Dans l’enseignement, j’utilise beaucoup les controverses, paysagères ou environnementales. En géographie par exemple, les étudiants doivent en choisir une et l’analyser : contexte, enjeux, acteurs mobilisés, arguments, contraintes et ressources, déroulé, régulation… La controverse éclaire les situations locales et aide à dépasser la simple idée de blocage. Les élèves paysagistes en master6 sont déjà dans la vie professionnelle et font le lien avec leur expérience en agence ; ils témoignent des oppositions, de procédures de recours, très présentes à Genève, qui freinent les projets. Cela permet de les regarder avec eux de manière différente pour comprendre ce qu’il y a derrière, pour changer de stratégie et s’outiller autrement.
Il y a quelques années, vous aviez mis en relation les concepts de patrimoine et de bien commun avec celui de paysage. Aujourd’hui, quelles notions politiques sont liées à celle de paysage ?
Le rapprochement systématique avec le patrimoine tend à s’estomper, le paysage n’est plus seulement à protéger. L’engouement pour le terme de commun est frappant : on peut s’interroger sur sa banalisation, mais je continue de l’utiliser. Si les étudiants paysagistes ou les acteurs de l’aménagement s’interrogent sur ce que nous avons en commun, notamment dans des démarches de médiation, c’est déjà considérable.
Le terme de commun a été une sorte de locomotive pour le paysage ; or, je n’en vois pas aujourd’hui l’équivalent. Le mot de transition permet de poser des questions intéressantes, comme le fait le collectif Paysages de l’après-pétrole. Mais transition est un mot dans lequel on met tant de choses diverses, voire incompatibles, qu’il est difficile à manier.
Les paysages ordinaires mettent en débat le droit à un cadre de vie de qualité pour tous : ce sont les paysages politiques.
Cette notion suppose des prérequis, mais les conditions de son usage ne sont pas claires ; on demande une transition, comme si on partait du principe qu’il existait une situation problématique à changer, mais sans avoir partagé, établi, le constat des problèmes.
cTout à fait. Et on ajoute des adjectifs sans que leur signification soit éclaircie : transition écologique, numérique, éducative… Au-delà de la nécessité de « faire autrement », quel est le contenu des transitions, leur finalité ?
C’est aussi le cas du terme d’Anthropocène, qui s’est installé dans le débat public et s’est enrichi. Nous avons par exemple invité Matthieu Duperrex7 à intervenir en cours sur « les paysages de l’Anthropocène », en croisant esthétique et politique, c’était très stimulant. Mais la notion reste à clarifier ainsi que le terme lui-même, très contestable.
Certains mots font concurrence à celui de paysage dans le champ politique : biodiversité notamment, qui a tendance à éclipser les autres champs des politiques environnementales. Il est malheureux de trouver des champs d’action mis en concurrence par des injonctions politiques (et de financement), au lieu de travailler aux complémentarités.
Je suis très réservée aussi sur les services écosystémiques ou environnementaux appliqués au paysage. On observe, en Suisse, une tendance à parasiter le débat. Au lieu de s’interroger sur les qualités, les attachements, les dimensions subjectives et affectives des paysages, on cherche à catégoriser et à quantifier les services qu’il rend, à l’objectiver. Faire entrer le paysage dans la grille des services est réducteur et contre-productif. Cela en fait un équivalent d’écosystème et on perd toute la richesse du concept. Il y a des demandes institutionnelles de données objectives, quantifiables, en lien avec la place des naturalistes dans les politiques et dans la recherche. Il me semble qu’il y a là une ligne de front entre une approche sociale et politique qui commence à être partagée dans l’action publique, et des résistances qui prennent forme dans cette idée de services écosystémiques, en exigeant du quantifiable, du cartographiable et de l’objectivable, le tout lié à des enjeux de coût.
Ordinaire est un autre mot intéressant : « nature ordinaire », « paysage ordinaire ». L’introduction de cet adjectif a été pertinente pour sortir de l’approche exclusivement patrimoniale, qui souligne le caractère esthétique, remarquable et consensuel des paysages. Les paysages ordinaires mettent en débat le droit à un cadre de vie de qualité pour tous : ce sont les paysages politiques. Il y a une douzaine d’années, j’avais du mal à faire entendre aux responsables locaux que les paysages ordinaires étaient importants. La Suisse avait des paysages magnifiques, reconnus et déjà protégés, mais que faire avec le paysage quotidien ? Avec la diffusion de la Convention européenne du paysage, le chemin se fait : on accepte d’associer des mots comme paysage et ordinaire, paysage et urbain ou périurbain, voire industriel, on accepte l’idée que le paysage est à transformer au quotidien. Cette idée progresse, soutenue par les institutions fédérales.
Selon vous, les enjeux de transition donnent-ils au paysage une qualité de mouvement et de transformation, que l’approche par le patrimoine n’avait pas ?
Le fait que l’approche exclusivement patrimoniale soit en train de s’estomper s’accompagne de ce changement d’usage. Le paysage se transforme tellement, sous nos yeux et à toute allure, qu’il est difficile de nier qu’il soit en mouvement et qu’il est illusoire de vouloir le freiner ! Il reste des réflexes de langage, des « indurés », des impensés. Mais quand on observe le paysage et la multitude de facteurs de transformation en cours, on ne peut que se poser la question de ce qu’il va devenir et de notre capacité de maîtrise ; et il est bien difficile de ne pas le voir en montagne. Il faudrait renverser la perspective et se demander comment le paysage peut nous aider à penser le mouvement, la transformation et à agir.
L’approche par les paysages ordinaires a-t-elle permis d’établir davantage de moyens de contrôle démocratique des espaces de vie, d’aider à la vie démocratique ?
Oui, c’est cela qui a été le levier essentiel pour s’émanciper de l’approche exclusivement patrimoniale. En tout cas en Suisse, l’idée date de ces quinze dernières années. L’implication du peuple, comme on dit ici, au sujet du paysage, a été permise par cette entrée du paysage ordinaire et du paysage urbain. Un ensemble de règlements cantonaux imposant des formes de concertation ou de participation permettent d’expérimenter des démarches dans le cadre de projets locaux sur des espaces publics, à petite échelle. Cela demande du temps, des moyens, des formations.
En France aussi, sans doute. Pour autant, selon certains élus ou techniciens, la notion même de paysage peut être difficile à utiliser.
C’est un grand thème de discussion dans notre équipe de recherche, en effet. Au point qu’on se demandait, avec les géographes Hervé Davodeau ou Laurent Lelli, s’il fallait « avancer masqués », faire du paysage sans le dire. Je n’ai plus assez de terrains d’observation côté français pour l’expliquer… mais on a peut-être trop attendu du paysage depuis la loi de 1993. Et le paysage n’est pas un objet facile !
À Grenoble, lors d’une recherche pour le parc naturel régional (PNR) de Chartreuse au début des années 20008, nous avions consulté presque tous les maires, pour comprendre leur manière d’exprimer leur capacité de maîtrise du territoire. Nous abordions cela par l’enjeu foncier. Je glissais toujours une question sur le paysage : était-il un bon outil ? Dans les discours volontaristes, revendiquant une capacité de maîtrise, le paysage était mobilisé, les outils proposés par la loi Paysage figuraient parmi d’autres ; tandis que les maires qui tenaient plutôt un discours d’impuissance ne connaissaient pas ces dispositifs. En tout cas dans ce PNR, et à cette période-là. Dans celui du Vercors en revanche, les élus l’utilisaient dès cette époque, avec un accompagnement pionnier du parc dans ce domaine.
Cette hypothèse tend à se confirmer. Il y a une « culture du paysage » que tous les élus ne partagent pas : faite de sensibilité aux évolutions, de préoccupation pour la qualité du cadre de vie, de connaissance des outils réglementaires mais aussi de cette dimension politique du paysage comme enjeu et levier d’action. Sinon ils restent frileux, à la fois parce qu’ils craignent de déclencher des conflits et parce que le paysage peut apparaître comme une simple question subjective sur laquelle ils n’ont pas de légitimité à intervenir.
Lors de mon doctorat, j’avais vu que le paysage pouvait apporter beaucoup aux politiques publiques lorsqu’il existait une volonté de décloisonnement ; dans les territoires où cette culture n’était pas présente, il était presque un obstacle si on cherchait à l’imposer ou le proposer de l’extérieur. L’envie de changement donne lieu à des expériences dont on pourrait penser qu’elles font du paysage sans le dire. Le paysage a aussi ouvert une piste sur la pluralité des points de vue : humains, voire autre qu’humains. Issu d’une histoire en partie élitiste, ce concept peut-il se prêter à un tel élargissement ?
La conception d’un paysage « élitaire », comme le disait le géographe Yves Luginbühl, semble avoir reculé à la faveur des discours sur le commun, les démarches participatives, sur l’ordinaire. Tout ce mouvement a amené l’idée qu’au contraire, le paysage était « l’affaire de tous ». C’est un levier qui peut permettre que tout le monde se sente légitime pour prendre la parole, à condition d’organiser les conditions pour que toute personne puisse s’exprimer. Ce qu’on travaille avec les étudiants, ce sont les conditions de dialogue. Ce n’est pas le paysage qui bloque, dans les démarches de médiation, mais la détermination du périmètre, du public concerné, par exemple.
Et sur les points de vue autres qu’humains ?
De ce côté-là, on en est au tout début. Certains acteurs associatifs défendent le point de vue des autres qu’humains dans le débat public, mais cela reste dispersé. Les élus ne me paraissent pas prêts. Un exemple intéressant est le Vercors, où le PNR utilise un plan de paysage pour construire du territoire, dans un secteur voisin sur le versant drômois qui n’est pas encore dans le parc. Ils cherchent, avec le paysage, à créer de la cohésion entre les communes ; il y a une volonté politique de faire avancer les choses, mais c’est un processus lent, entre humains. Et si on essaie d’inviter ici la question des autres qu’humains… ce n’est pas prêt, encore.
Par ma formation en géographie culturelle et politique, j’ai avant tout défendu les causes liées à la prise en compte des usagers, des subjectivités, à la question de la prise de décision – entre humains. Je suis d’une génération qui a avant tout lutté contre toute forme de déterminisme naturel. Au contact à la fois des paysagistes, comme à Hepia9, et de chercheurs travaillant en political ecology à Genève, je m’acculture davantage à cette réflexion critique sur le vivant, sur les sols, le végétal. De manière très concrète et quotidienne, pas seulement à travers la lecture de Latour ou Descola ! De là à en faire une grande démocratie, je ne crois pas, mais c’est une piste de réflexion stimulante et, je pense, essentielle pour les jeunes générations.
Dans le contexte de changement climatique, d’effondrement de la biodiversité, d’urgence, il est difficile de penser la complexité de chaque situation. Dans le Vercors drômois, où les enjeux économiques et politiques sont centraux, il y a une association qui rachète des terrains forestiers et agricoles en déprise, des réserves de chasse, des terrains sans valeur foncière significative, afin d’en faire une réserve naturelle privée, une « réserve de vie sauvage » consacrée au réensauvagement. Des scientifiques et intellectuels comme le philosophe Baptiste Morizot ont pris position pour ce projet. Ce cas est emblématique des débats sur la « nature » et sa gestion. Il y a des représentations fantasmées de la nature sauvage ici. À mon avis, en parallèle à un débat sur la faune sauvage (quelles espèces, quelle gestion…), il faut poser la question en termes de communs ; par exemple en termes d’accessibilité de ces espaces de montagne, qu’il faut défendre. Là, je vois apparaître une ligne de front.
Le paysage est lié au questionnement sur l’espace public : accessibilité, partage des usages, gestion, transformations… On le formule autrement en montagne parce qu’il existe des espaces immenses qui ne sont pas publics au sens foncier, mais accessibles et fréquentés par tous : des alpages, des forêts, des sentiers de randonnée, des domaines skiables… notamment pour les loisirs. Ce sont aussi des espaces fragiles, avec une faune et une flore menacées. Par le biais du paysage, dans ce genre de cas, on peut réfléchir à ces espaces publics, entre toutes les parties prenantes, de manière transversale. Il y a une tension entre le droit au paysage des humains et la préservation des autres qu’humains qu’il faut analyser, documenter, mettre en discussion.
Une étude que j’avais menée avec des élèves auprès d’enfants habitant près de Blois montrait qu’ils étaient capables de parler des lieux où ils pouvaient aller, auxquels ils avaient accès. Alors que les parents de ces enfants parlaient de paysage en fonction des codes culturels, des reconnaissances sociales.
Oui, l’accès, l’accessibilité, les usages, les pratiques, sont une dimension essentielle à prendre en compte, souvent sous-estimée. Le « droit au paysage » c’est avant tout le droit de s’y rendre. De nombreuses communes tentent de réguler la fréquentation des espaces de promenade par la régulation des accès, par exemple en rendant payants des parkings qui permettent l’accès à certains sites. A contrario, l’accessibilité est souvent prévue par la loi et c’est très variable d’un pays à l’autre. La loi Littoral10 est intéressante de ce point de vue, parce qu’elle se cristallise sur des questions d’accessibilité, en rendant obligatoire l’accès au rivage. En Suisse, l’accès aux rivages des lacs est aussi régulé par la loi. L’idée d’accessibilité universelle des espaces publics est intéressante ; universelle au sens de toute personne, quels que soient le genre, l’âge, les capacités motrices, l’éducation…
L’accès, l’accessibilité, les usages, les pratiques, sont une dimension essentielle à prendre en compte, souvent sous-estimée. Le “droit au paysage” c’est avant tout le droit de s’y rendre.
Vous parlez de questionnement. L’attention portée aux manières de poser les questions, n’est-ce pas ce qui caractérise l’approche par le paysage ?
Quand j’écris, j’utilise sans doute trop le terme de question et questionnement… mais c’est aussi notre métier d’enseignant et de chercheur. Par exemple en didactique, en formation des enseignants, notre point de départ c’est la problématisation, qu’on appelle aussi « le savoir des questions ». Cette idée marque les étudiants en formation : poser une question, construire un questionnement, c’est un apprentissage ; et on leur dit : attendez avant de donner la réponse !
C’est très formateur : apprendre à décaler le moment de la réponse, à préserver le temps nécessaire à la formulation des questions. En démocratie, il est essentiel de formuler collectivement la question sur laquelle on va débattre : formuler une question est une compétence citoyenne. Le paysage sert ce questionnement sur le territoire, notamment à travers les trois termes sensible, politique et complexe qui balisent les questionnements et visent à les entrecroiser. C’est pourquoi je n’utilise pas l’expression « lecture de paysage », qui tend à répondre aux questions sans les avoir posées.
L’héritage de l’enseignement scolaire est présent dans nos représentations et nos capacités collectives à nous questionner, et c’est certainement là où commencent les manières de parler du paysage. Quelle est la capacité didactique du paysage ?
Le paysage est un outil de questionnement, à la fois sensible, politique et complexe. Emmener des personnes, usagers, enfants, gestionnaires, peu importe, sur un lieu précis, et se questionner sur les perceptions, les descriptions, permet d’interroger nos sens, nos émotions, nos imaginaires, ainsi que la polysensorialité ; mais aussi nos pratiques, nos réflexes, nos habitudes. Est-on placé sur un point de vue dominant, ou bien en train d’arpenter, en immersion ou encore dans une autre posture ?
On se questionne aussi d’un point de vue politique : quelles actions ont fabriqué ce qui existe aujourd’hui, et qui décide de son devenir ? Des enfants de huit ou neuf ans peuvent l’explorer sans difficulté. Je me souviens d’une observation de classe dans le Jura. On avait arpenté un village, observé des changements, des aménagements et posé la question « qui décide ? ». Et un enfant répondait « c’est le maire », puis un autre disait « mais non, il n’est pas tout seul le maire, puisque ma mère est aussi au conseil municipal, et qu’on vote ! » ; et les autres commentaient : « Mais alors, on décide tous ? » Les enjeux citoyens émergent vite dans le débat.
La complexité, c’est ce qui permet de faire des liens. Zoomer, dézoomer, se promener dans les échelles temporelles et sociales, questionner les interrelations et dépasser les frontières entre nature et société, entre humains et non-humains, réfléchir en termes d’interdisciplinarité et de transversalité, contribue à organiser ce savoir des questions. C’est là que le paysage ouvre un grand nombre de portes. Je me souviens d’un article du géographe Claude Raffestin11, dans les années 1970, dénonçant le paysage parce qu’il masquait les rapports de force, la lutte des classes, affirmant que c’était juste une vitrine ou un leurre… On peut retourner cette critique et faire du paysage cet outil collectif de questionnement, non de réponse.
Un autre potentiel didactique du paysage est la confrontation des points de vue. C’est une occasion de se rendre compte qu’on ne pense et ne perçoit pas tous de la même manière. C’est très riche, en formation, dans des démarches de médiation. Lorsque je démarre un cours de master, avec des étudiants provenant de filières très différentes, je les emmène à Genève sur le pont de l’Arve, je les fais dessiner, puis on rentre et on commente les dessins. Ce simple exercice permet de les faire discuter entre eux, entre ceux qui viennent de la géographie, de la sociologie, de la biologie, des études de paysage ; mais aussi celui ou celle qui habite Genève, qui vit dans le quartier, et le Français, le Valaisan, etc. C’est toujours le point de départ de mon cours. La question qui émerge est donc : comment partir de la diversité des regards et des attachements pour construire un projet partagé ?
Pour conclure, quelle serait selon vous l’urgence, concernant la notion de paysage, à formuler à l’intention des étudiants et des enseignants ?
L’urgence, c’est de penser ensemble les changements et la complexité et accepter l’incertitude. J’aurais du mal à le formuler par le seul biais du paysage mais c’est un outil puissant à condition de le dénaturaliser et de le politiser, c’est-à-dire d’associer pensée complexe et pensée critique. Il s’agit de réfléchir à la manière dont on peut aider les générations actuellement en formation à affronter le changement, les bouleversements en cours, sans les désespérer. Sans qu’ils se précipitent vers le premier démagogue venu. Les étudiants en formation pour devenir enseignants de géographie ont ce souci permanent : comment enseigner la géographie du changement global sans décourager, voire désespérer leurs élèves du secondaire, qui ont entre treize et dix-huit ans ?
Le paysage est un bon outil de questionnement pour aborder les changements, le rapport aux incertitudes, sans négliger le sensible, les subjectivités, les émotions, les identités, les ancrages. C’est une entreprise : comment amener les enjeux de transition dans l’enseignement secondaire, en s’aidant du paysage ? À l’Institut de formation des enseignants, à Genève, nous avons créé une équipe pluridisciplinaire de réflexion didactique sur les soutenabilités. Il y a des formateurs en géographie, biologie, physique, français et musique… Il nous reste à faire évoluer l’approche classique dite éducation au développement durable, à construire une culture et une pratique de cette large interdisciplinarité, pour aller au-delà : envisager les bifurcations. Le chantier est ouvert.
Article paru en mai 2024 dans Les Cahiers n° 22, « Lignes de front », p. 74-79.
Couverture : exemplaire du numéro 22, disponible en librairie.
- Propos recueillis à Genève, en novembre 2023.
- Voir notamment « Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun », Développement durable et territoires, vol. 1, no2, 2010 et le dossier « Les dimensions politiques du paysage », dirigé avec Gilles Rudaz, Géo-Regards, no8, 2015.
- « Vivre ensemble dans le monde : c’est essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, cité par Bernard Debarbieux, « Actualité politique du paysage », Revue de géographie alpine, no95-4, 2007, p. 101-114).
- François Walter, Les Figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (xvie-xxe siècle), EHESS, 2004.
- Ce concept est travaillé par l’équipe internationale Didactique du paysage, composée de géographes et de paysagistes, qui termine un projet de recherche « La didactique du paysage, enjeu citoyen. Une démarche collective d’expérimentations », dirigé par Anne Sgard et Natacha Guillaumont et financé par le Fonds national de la recherche suisse.
- Master en développement territorial, conjoint entre l’université de Genève et les hautes écoles romandes. Les enseignements interdisciplinaires sont suivis par des étudiants diplômés en architecture du paysage qui souhaitent prolonger leurs études, et des étudiants en sciences sociales.
- Philosophe, chercheur, formateur, conteur et artiste, Matthieu Duperrex enseigne à l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille.
- Une partie de cette recherche a donné lieu à une publication : Sylvie Duvillard, Cécile Fauvel, Romain Lajarge et Anne Sgard, « La moyenne montagne n’est plus ce qu’elle était. Le PNR de Chartreuse face à la pression urbaine », colloque « Héritages et trajectoires en Europe », Montpellier, 2007.
- Haute École du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève.
- La loi Littoral du 3 janvier 1986 prévoit l’intervention d’une norme de valeur juridique supérieure chargée d’arbitrer entre les multiples utilisations du littoral, du fait de son urbanisation croissante et de sa privatisation, mais aussi de ses mouvements naturels nécessaires et continus.
- Claude Raffestin, « Paysage et territorialité », Cahiers de géographie du Québec, 21(53-54), 1977, p. 123-134.