
Après le chlordécone, prendre soin des mémoires de Kapèstè
Du jardin créole au projet de paysage
Valentine Bonnefond
Le point de départ de ce travail de fin d’études avait pour objet la distance. Distance entre deux territoires aux réalités géographiques, historiques et culturelles différentes, pourtant inscrits dans une trajectoire commune. Interroger les échanges qu’entretiennent la Guadeloupe et la France hexagonale m’a menée vers l’histoire du voyage des plantes tropicales et au commerce transatlantique de la banane conventionnelle (cavendish). En octobre 2023, je faisais la rencontre avec Capesterre-Belle-Eau (Kapèstè), une de ses principales terres de production. Cette commune rurale et l’ensemble du sud de Basse-Terre, sont, comme la Martinique, confrontés à une pollution des sols pérenne liée à l’épandage du chlordécone (CLD) dans les bananeraies entre 1972 et 19931. Une trace chimique qui, comme l’écrit Malcom Ferdinand, est « la trace de différents types de violences et de dominations2 » : elle s’inscrit dans l’histoire longue de ces pays ultramarins. Elle est la conséquence du modèle agro-industriel de la plantation mono-spécifique3, façonné par des logiques coloniales et mondialisées. L’envergure de la pollution est telle que des restrictions de cultures sont imposées à la société civile, tandis que les terres pourraient être contaminées jusqu’à sept siècles. Plus qu’un scandale sanitaire, le CLD apparaît comme un élément de fracture pour les ancrages sociaux et culturels du sud de Basse-Terre. Si sa violence chimique contamine les terres, les aquifères et les habitant·e·s4, elle ne disqualifie pas pour autant la culture bananière, à l’origine de cette contamination. Le CLD ne circule pas jusqu’aux fruits5 mais affecte, selon le taux de contamination, toutes les cultures maraîchères et vivrières. L’agro-industrie de la banane d’export est pérennisée par cette impossibilité de diversification agricole, tandis que l’île reste dépendante à 80 % d’importations alimentaires, avec des prix au moins 32 % plus élevés que dans l’Hexagone6. Cet arrachement violent du droit d’usage de la terre semble réveiller les maux du passé colonial, à l’échelle d’une société où l’accès à la propriété foncière a été tardif. D’autant plus dans un territoire où, malgré l’émergence d’une agriculture paysanne dans les années 1970, le modèle extractiviste a toujours dominé, reléguant au second plan des pratiques diversifiées et vernaculaires.
Dans les interstices, une Capesterre habitée
À Capesterre, les paysages agricoles racontent cette histoire. Premières terres foulées depuis l’Atlantique, les pentes douces de ses vallons forestiers furent défrichées par la colonisation pour imposer des paysages de monoculture. Aujourd’hui encore, la production agricole reste indissociable de la fabrique de ses paysages : du littoral jusqu’à la lisière du parc national, ses grands plateaux concentrent 83 % des bananeraies guadeloupéennes7, et occupent les trois quarts du foncier agricole communal.
À Capesterre, les espaces publics sont rares, tandis que les paysages privatisés dominent. La répartition foncière dépeint un paysage guidé par des enjeux de maîtrise du sol plutôt que par le souci de communs de proximité. L’État, propriétaire de la majorité du foncier public de la commune, détient le parc ou la frange littorale et promeut une politique de protection des milieux forestiers. La Région possède quelques terrains agricoles et plus de 80 ha de réserves foncières adjacentes à la RN 1. Quelques espaces publics programmés se déploient dans le centre-bourg qui polarise les équipements communaux proches des services et des commerces. D’autres équipements, notamment sportifs, sont visibles dans les quartiers habités. Formés en marge d’une vision planifiée et agglomérée, ces quartiers existent tels des archipels dans une vaste mosaïque agricole et leur accès dépend de l’usage de la voiture.
Dans les interstices de ce territoire monofonctionnel et cloisonné se construit une autre histoire : celle d’un paysage partagé. Des communs se déploient dans la mitoyenneté au sein des quartiers, animés par les associations et les solidarités habitantes. Ils se fabriquent de manière informelle, prennent la forme de micro-scènes singulières et dessinent un tout autre rapport au paysage. À 16 heures, la bananeraie devient une forêt domaniale, découpée par des chemins de terre où se promènent joggeur·euse·s et marcheur·euse·s. Ces traversées informelles permettent d’accéder aux rivières, comme celle du Grand-Carbet dans les quartiers de Routhiers et Fonds-Cacao. C’est aussi ce que donne à voir le paysage du trajet. Les voies, pensées à des fins de mobilités agricoles, d’accès aux quartiers, ou de déplacement à l’échelle de l’île (RN 1), rappellent la persistance d’un paysage commun et jouent un rôle structurant dans la vie urbaine et sociale. C’est sur ces chemins que l’on s’arrête pour saisir des légumes péyi, que prennent place les conversations voisinantes, que s’échangent les fruits et les graines. C’est depuis le ruban de la route que l’on aperçoit le fronton de jardins fleuris et cultivés, laissant deviner des arrières de maisons foisonnants.
Dépositaires d’une mémoire collective, les jardins cultivés témoignent de savoirs ethnobotaniques sensibles. Ces lieux où émergent pratiques vivrières et thérapeutiques incarnent un mode d’habiter construit à la marge des paysages monospécifiques et en dehors – voire en contrepoint – des politiques d’aménagement. L’acte de jardiner, qui fut de tout temps un geste d’autosuffisance, est devenu un héritage culturel et cultural créole. La créolité des jardins s’exprime dans leur diversité botanique, reflet des récits pluriels qui singularisent le territoire. Ils portent en eux des récits de déracinement, d’acclimatation, de lutte et de résilience inhérente à l’histoire de l’archipel. Dans ces lieux s’exprime le soin des mémoires, dont l’attention est perceptible dans leur composition, comme le décrit l’agronome et ethnobotaniste Lucien Degras : « Les fruitiers reliques des parents, arbre à pain ou abricot pays, l’espace jardin créole résiste et va s’abriter, justement dans ces haies-là8. »
Si les fruits de ces arbres ne sont pas sensibles au CLD, puisqu’ils ne le « bioaccumulent » pas, ils s’inscrivent néanmoins dans ces systèmes jardinés diversifiés, héritiers d’une culture domestique traditionnelle aux Antilles. L’espace du jardin s’enracine dans le sol (légumes racines) et ne se limite pas à des cultures aériennes (fruitiers). La contamination étend son ombre bien au-delà des bananeraies, touchant bassins-versants, pêche, élevage, agriculture vivrière et maraîchère, jusqu’aux jardins des habitants.
Face à cette fracture qui opère, à différentes échelles, une déterritorialisation latente, le paysage peut-il devenir un support de restitution et de réappropriation d’espaces contaminés et contaminants ? Un projet de paysage peut-il contribuer à prendre soin des mémoires, en vue de retisser une « politique d’amour de la terre9 » ? Les observations, les rencontres et les récits collectés durant mon travail sont les portes d’entrée de ce projet. S’ils reflètent les singularités des manières d’habiter ces lieux, ils ont pour caractère commun le fait de se déployer à la marge d’une dynamique extractiviste.
À travers trois échelles, celle du jardin, des voies et du parc arboricole, le projet de paysage propose d’emprunter la notion de commun qui existe dans la porosité du privé au public depuis l’espace intime du jardin, pour en faire un levier à la fois opérationnel et territorial. Ces trois espaces de communs potentiels fondent les propositions de gestion du sol contaminé et de diversification agricole jardinée.


De l’intime au public : le jardin communautaire de Fonds-Cacao
À l’interface des quartiers de Fonds-Cacao et de Routhiers, sur une actuelle parcelle bananière d’export, le jardin communautaire vise à inscrire un droit d’usage de la terre dans un lieu décontaminé de 1,5 ha. L’échelle du jardin tente de faire la démonstration d’une gestion du sol contaminé in situ, selon une méthode de déblai-remblai sur un système de terrassements successifs. Ce choix permet d’amplifier la topographie existante tout en protégeant la terre saine des eaux de ruissellement contaminées.
À cette échelle, la gestion du sol et de l’eau préfigure la conception spatiale. Elle rend possible le dessin de l’espace cultivé, établi selon un système de production en cerclage. À l’image des jardins créoles traditionnels, il s’organise autour d’un potager aux cycles courts et rotatifs, mêlant légumes feuilles, racines, fruits et grains. Un cercle de plantes vivrières en marque les contours, tandis que les terrasses remblayées abritent une collection de fruitiers familiers. En périphérie, le jardin est timidement bordé d’une haie mêlant plantes ornementales et utiles, aux valeurs symboliques de protection et d’hospitalité.
Collectiviser le jardin habitant apparaît à la fois comme un frein et un levier opérationnel immédiat. Rien ne pourra remplacer l’intimité de l’arrière-maison cultivée, mais peut-être l’espace public peut-il offrir des lieux communs en y inscrivant un droit d’usage du sol. Ce jardin-manifeste propose de pérenniser des pratiques locales héritées de savoirs populaires ethnobotaniques, dans un contexte économique qui oblige à penser l’autonomie alimentaire, compte tenu des prix de la grande distribution. Ce geste symbolique peut représenter un premier dispositif politique de maintenance par la collectivité territoriale, en se rattachant au réseau de jardins partagés Jaden Gwadloup.



Les voies jardinées, interface de rencontre
Le projet se poursuit dans le paysage agricole. Il propose d’inscrire un droit de passage dans les bananeraies, déjà arpentées de manière informelle. Ces chemins agricoles deviennent des traverses pour le paysage de proximité, reliant le quartier Fonds-Cacao et le bourg. Ces réseaux viaires ébauchent aussi une stratégie de renouvellement agricole – voire de démantèlement bananier progressif – par la diversification de leurs marges, selon deux typologies. La voie communale est bordée d’alignements arborés ou arbustifs, tandis que l’intraparcellaire agricole est structuré par une double haie diversifiée ou des lisières tampons.
Accompagner ces voies jardinées semi-publiques, dans le dessein de renouer avec un paysage agricole distant, permet de tisser un réseau de communs de proximité conduisant à une pépinière locale. À la manière d’un cœur de parc, cette pépinière est un espace de confluence et de pratiques agraires, où plants et semences sont cultivés pour le parc arboricole (décrit plus loin). Elle instaure le scénario d’une transition agricole et économique à l’échelle d’un producteur bananier. L’idée d’un modèle coopératif (société coopérative d’intérêt collectif, SCIC) permettrait de relier les producteur·rice·s engagé·e·s dans ce projet politique de diversification arboricole avec des associations locales d’agroforesterie, soutenues et financées par des partenaires publics. En impliquant ces acteurs privés dans le développement d’une agriculture locale, c’est une écologie humaine et une économie symbiotique qui se construisent. Les habitant·e·s, les écoles et les cantines scolaires, principaux bénéficiaires, participent au projet à travers des récoltes collectives saisonnières dans le parc même, des visites éducatives de la pépinière, et la création d’emplois liés à la transformation locale des fruits.
Cette pépinière sera enfin un lieu d’expérimentation pour la décontamination in situ du CLD sur le temps long par la jachère. Cette méthode consiste à associer des plantes à rhizomes dégradants et des plantes à tiges bioaccumulatrices, processus suivi de jachères régulièrement fauchées et brûlées. Il s’agit d’une piste soutenue à ce jour par le bureau de Recherches géologiques et minières (BRGM), qui voit dans la promesse biologique des plantes pionnières des leviers de phytodégradation. Le laboratoire in situ inscrit dans le paysage un lieu collectif de production de connaissances situées, enrichies et construites avec la société civile.

Vers une Capesterre jardinée : le parc arboricole
Le troisième espace propose d’étendre la pratique jardinée à l’échelle d’un parc. Il saisit l’opportunité de participer à la fabrique vivrière locale sur un socle d’espaces publics de proximité que constituent les actuelles réserves foncières régionales adjacentes à la RN 1. Le parc se déploie sur plus de 80 ha de terrain modelé de remblai en friche, qui s’épaissit pour former une lisière productive, à l’interface des milieux agricoles et habités. Le CLD induit des productions limitées aux fruitiers dans les zones les plus contaminées. Mais Capesterre peut aussi devenir un lieu de production arboricole, à la manière d’un arboretum de fruitiers où manguiers, avocatiers, papayers, corossoliers et d’autres encore pourraient se déployer. C’est ce que propose l’échelle du parc : tendre vers une Capesterre jardinée, ou agroforestière, en contrepoint du monopole de l’industrie bananière.
Le projet transforme l’idée de la collection du jardin botanique : l’arboretum n’est plus un espace exclusif et scientifique mais un lieu ouvert, en libre accès.
Le projet transforme l’idée de la collection du jardin botanique : l’arboretum n’est plus un espace exclusif et scientifique mais un lieu ouvert, en libre accès, qui expérimente un semencier local. La jachère forestière devient un socle fertile pour une culture agroécologique de fruitiers, mêlant essences pionnières et plantées. Dans ce lot de plants, des essences acclimatées poussent spontanément et manifestent la résurgence des plantes les mieux adaptées à ces terrains abîmés.
Ce paysage arboricole se décline selon différentes typologies spatiales, allant des masses boisées fermées aux prairies ouvertes. À hauteur des voies communales d’accès aux quartiers, des prairies mésophiles ou des cultures de poacées en rotation recouvrent le sol et préservent les percées visuelles. Près des quartiers périphériques du centre-bourg, là où le paysage agricole rencontre la ville, se dessinent des formes basses et linéaires de type verger. Tomates, aubergines, piments ou gombos sont cultivés. À l’opposé, dans les points hauts en lisière de bananeraies, un cordon forestier est retrouvé. Une agroforêt dense est cultivée en multistrates par la sélection d’arbres pionniers (bois d’Inde, pois doux) ou endémiques plantés, comme le manguier. La canopée pionnière sert de tuteur à la vanille qui côtoie le cacaoyer dans un microclimat forestier. Le cœur du parc, quant à lui, devient un lieu rythmé de plantations ponctuelles et de clairières.


Ce paysage public productif envisage un modèle agricole résilient, où renaissent des alliances interespèces, où l’agriculture négocie de nouveau avec les limites du site. Il prend corps dans une unité hydrogéographique délimitée par deux ravines boisées qui descendent de la chaîne montagneuse. En tirant parti du socle géographique, le projet réintroduit des milieux boisés dans ces plaines cultivées comme expression de soin d’une mémoire forestière et habitante.
Enfin, dans une perspective de souveraineté alimentaire, le paysage arboricole de Capesterre engage un maillage de circuits courts dans un plan alimentaire territorial (PAT). L’archipel s’appuie sur ses spécificités locales (de sols, d’humidité, de zones non polluées) pour tendre vers des agricultures de terroir et solidaires envers le sud de Basse Terre. Cette économie symbiotique trouverait son point d’échange traditionnel sur le marché.
Un paysage guidé par la relation et la complexité
L’épreuve de la distance, des temps de terrain limités, l’emprunt de chemins qui m’étaient étrangers m’ont conduite à me déplacer dans mes manières de collecter, d’écouter, de constater ou de projeter. Ce travail de fin d’études a mis en perspective les outils méthodologiques de l’apprentie paysagiste, selon lesquels un « diagnostic » de terrain identifie des constats et des enjeux que la spatialisation nouvelle d’un projet tenterait de résoudre. La démarche de projet n’a pas pour volonté de généraliser ni d’apporter de solution, mais de proposer, je l’espère, la vision d’approches nuancées. Au mieux, elle souhaite restituer des idées et une compréhension du territoire à la hauteur de la complexité des enjeux et des mémoires qu’il porte.
En prenant appui sur les pratiques jardinées et informelles, le projet propose une approche qui replace la marge au centre10. Tenant le paysage pour un instrument collectif, le projet entend rendre visibles et prolonger des pratiques vernaculaires, en ouvrant la possibilité de récits partagés et d’une occupation du sol commune. Il invite à de nouvelles coopérations territoriales, par un projet de maillage. Un maillage d’espaces publics,
de personnes, de coproduction des connaissances, pour tendre vers un paysage guidé par les relations : la relation aux autres, de l’intérieur à l’extérieur, de l’intime au public, du jardin au commun.

Travail de fin d’études encadré par Léa Hommage et Olivier Gaudin
Notes :
- La contamination au CLD fait apparaître un scandale d’État. Interdit en 1990 dans l’Hexagone en raison de sa toxicité, il fut autorisé aux Antilles jusqu’en 1993. Cette dérogation de trois ans a été accordée aux békés millionnaires Lagarrigue et Hayot afin d’« écouler les stocks ». Il continua d’être épandu de manière officieuse jusque dans les années 2000.
- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019.
- Ce modèle extractiviste est décrit par Anna L. Tsing et Donna Haraway sous le nom de « Plantationocène ». Un concept qui, par-delà l’idée d’un universalisme lié à l’Anthropocène, désigne une ère marquée par l’empreinte des plantations coloniales dans les crises environnementales et sociales contemporaines (Reflections on the Plantationocene: a Conversation with Donna Haraway and Anna Tsing, Edgeeffects, 2019).
- Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), 2024. L’exposition chronique au CLD provoque des retards du développement cognitif et moteur chez les enfants, des troubles de la gestation, une augmentation des naissances prématurées et un taux de cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.
- Direction de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt (DAAF) Guadeloupe. Le « plan chlordécone 2021-2027 » distingue quatre niveaux de contamination des sols pour orienter les cultures agricoles, des cultures libres en zones peu contaminées aux seules cultures fruitières en cas de forte pollution.
- Institut national de la Statistique et des Études économiques (INSEE), 2020.
- DAAF, 2023.
- Lucien Degras, Le Jardin créole, Jasor, 2005.
- Malcom Ferdinand, « Par-delà la dépollution : une politique d’amour de la terre », S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial, Seuil, 2024, p. 441-462.
- Bertrand Folléa, « La marge au centre », Les Cahiers de l’École de Blois, no 15, Vous avez dit paysage ?, 2017, p. 70-79.