L’indiscipline
du paysage

Bertrand Folléa et Olivier Gaudin1

Transition

Olivier Gaudin : Commençons par le terme de transition : on le rencontre un peu partout, dans un certain nombre de publications. Pour le définir, on peut penser à plusieurs sens distincts : la transition peut être écologique, énergétique, également démographique et sociale ; on parle aussi de transition politique, ou encore, en un sens plus large encore, de transition historique ou culturelle. Pourriez-vous expliciter le sens que vous en retenez ?

Bertrand Folléa : Fondamentalement, la transition est le passage, pour les hommes, entre une façon d’exploiter sans limites les ressources de la planète, et une forme de gestion bien plus précautionneuse et économe de ces ressources. Passer de cette gestion plutôt prédatrice à une gestion précautionneuse, cela concerne tous les champs que vous venez de nommer. La transition est énergétique, écologique, culturelle et sociale ; elle est agricole, elle est alimentaire, elle est urbaine.

Certaines transitions seraient déjà à l’œuvre indépendamment de ce qu’on pourrait choisir ou non de faire ; d’autres formes de transition seraient plutôt de l’ordre du changement d’attitude, d’un basculement nécessaire qu’on pourrait réussir ou manquer. Que pensez-vous de cette distinction ?

Dire que la transition vient « comme cela », je pense que c’est peut-être une vision un peu optimiste, au sens où les processus à l’œuvre, qui sont extrêmement puissants, ne vont pas dans le sens d’un changement spontané des rapports des hommes au monde. On a des acquis culturels qui sont extrêmement profonds, on est un peu drogués au pétrole facile, c’est tout de même extrêmement compliqué de modifier cela. Ce sont des batailles, je ne pense pas que quelque chose soit en train de venir tranquillement. Ce sont des convictions, des engagements qu’il faut tenir.

On a des acquis culturels qui sont extrêmement profonds, on est un peu drogués au pétrole facile, c’est tout de même extrêmement compliqué de modifier cela. Ce sont des batailles

La transition pourrait donc ne pas advenir ?

J’ai le sentiment que le concept de transition est déjà accepté. Les scientifiques et les penseurs plus globalement alertent depuis des décennies ; Printemps silencieux2, ça date des années 1960, ce n’est pas nouveau ! Ça fait plus d’un demi-siècle qu’on est vraiment avertis. Mais le passage à l’acte n’est pas encore là. Tout reste à faire, et cela va prendre du temps. On voit la puissance de résistance à la transition et au changement, en raison du fait que les vrais enjeux politiques sont dans le rythme de la transition. Je peux en donner des exemples concrets : quand on dit qu’il faut faire passer la part du nucléaire à 50 % d’ici 2025, c’est inscrit dans la loi, mais on repousse ; ce n’est pas une question de principe, qui est ici discutée : c’est une question de rythme. Quand on parle d’interdire le glyphosate dans cinq ans, puis dans trois ans, ou dans dix ans et ainsi de suite, ce sont des débats sur le rythme de la transition ; on n’est pas sur le fond, le fond est acquis. Les 15 000 scientifiques qui ont signé un texte d’avertissement en novembre dernier3 le rappellent : en 1992, lors du sommet de Rio, l’alerte était déjà très claire ; quand ils regardent ce qu’il s’est passé depuis, ils s’alarment de l’accélération de la disparition du vivant non humain ; et donc cela renvoie vers la nécessité d’accélérer la transition.
La question du paysage, par rapport à la transition, prend tout son intérêt, car elle peut vraiment aider à passer à l’acte et à accélérer.

Dans quelle mesure le concept de transition est-il utile dans le regard qu’on peut porter sur le paysage ? Vous développez une approche du paysage comme relation ; est-ce que la notion de transition est contenue dans cette approche ?

le paysage pose la question des relations qui font un territoire : les relations entre la géologie, le sol, l’agriculture, l’occupation du sol, l’urbanisation, les infrastructures, tout ce qui dessine le paysage concrètement ; et dans sa dimension immatérielle et subjective, c’est toute la relation, sensible cette fois, d’une population à son territoire : un champ de relations affectives et perceptives, d’usage et d’appropriation.

Pour moi, effectivement, le concept de paysage contient la notion de transition, qui fondamentalement signifie le passage d’un état à un autre. Ce peut être une transition dans le temps ; le paysage aussi renvoie à une telle dimension temporelle, puisqu’il est sans arrêt en mouvement. Patrick Boucheron dit que le paysage « n’est que l’immobilisation provisoire4 » de l’histoire ; pour Édouard Glissant, le paysage, c’est le « tout histoire5 », ce n’est que de l’histoire. Et il y a bien sûr un sens spatial : on passe d’un espace à un autre, c’est absolument fondamental pour le paysage, que je définis comme relation. Dans sa dimension matérielle, le paysage pose la question des relations qui font un territoire : les relations entre la géologie, le sol, l’agriculture, l’occupation du sol, l’urbanisation, les infrastructures, tout ce qui dessine le paysage concrètement ; et dans sa dimension immatérielle et subjective, c’est toute la relation, sensible cette fois, d’une population à son territoire : un champ de relations affectives et perceptives, d’usage et d’appropriation. Cette double relation fait le paysage, et c’est à ce titre qu’il contient la notion de transition : les premières relations interrogent le cadre de vie, les secondes les modes de vie. La transition appelle à modifier en profondeur à la fois les cadres de vie et les modes de vie. C’est ainsi que la démarche du projet de paysage pratiquée par les professionnels (qui ne sont pas que des paysagistes) peut favoriser la transition. Le concept du paysage, intrinsèquement, contient donc la dimension de la transition.

N’y a-t-il pas un risque d’usure du concept de transition, s’il devient à la fois un slogan, une revendication politique et un terme servant à différentes fins parce qu’il a une forme d’ouverture ? L’usage que vous en faites semble plus précis : il évoque un processus en cours, mais aussi un outil de description spatiale. N’y a-t-il donc pas un double sens à expliciter ici, entre intervalle de temps ou moment de transition, et interstice spatial ou lieu de transition ?

Cela m’intéresse davantage de regarder les relations entre les éléments que les éléments eux-mêmes. Cela décale le regard par rapport à une culture de l’objet qui conduit le regard vers le bâtiment. Entrer par le paysage, c’est s’intéresser moins au bâtiment en lui-même qu’à la relation qu’il entretient avec son contexte spatial – avec le sol, la topographie, l’eau, le végétal ; et cela renvoie vers les usages, c’est-à-dire à la façon dont on entretient une relation, cette fois en termes de perception, de fonctionnement et d’appropriation. C’est pourquoi le paysage est bien plus une question d’usage qu’une question d’image. Ensuite, quand on vit le paysage, cela veut dire que l’espace de la relation est vécu comme un temps de passage : le temps que je mets à arriver à ce bâtiment, à entrer dans ce bâtiment, à l’approcher ou à le contourner, etc. C’est un temps de transition aussi, un temps de passage, qui donne à la question du paysage sa double dimension de transition spatiale et temporelle.

le paysage est bien plus une question d’usage qu’une question d’image.

Métier

Parlons à présent du métier de paysagiste et du projet de paysage. Pour commencer, on peut retracer son évolution récente et en cours : comment la décririez-vous ?

Dire que le monde du paysage est lui-même en transition, oui, je crois que c’est vrai. Nous devons encore clarifier le métier. Je dirais que notre activité de paysagiste pâtit aujourd’hui de trois formes de réduction.
La première est une forme de laxisme. En dehors du monde du paysage – c’est-à-dire dans la quasi-totalité de la société –, on perçoit encore le paysage comme une conséquence fortuite des décisions d’aménagement. Pendant des millénaires, le paysage s’est constitué sans qu’un projet ait présidé à ses transformations, mais par nécessité : on a construit en calcaire là où il y avait du calcaire, en granit là où il y avait du granit ; et en brique, quand il n’y avait pas de pierre et qu’il n’y avait que de la terre. Dans cette économie, au sens premier du terme, le paysage était donc issu des activités des hommes sur le territoire. Mais quand le parpaing de Chine est moins cher que la pierre calcaire extraite sur place, on ne peut plus considérer le paysage comme la conséquence fortuite des décisions d’aménagement du territoire ! On est engagé dans des choix. C’est une responsabilité nouvelle, dont on n’a pas encore pris la mesure. La démarche du projet de territoire n’est pas encore portée comme une nécessité impérieuse. Si on laisse faire, eh bien en fait, on laisse défaire.
La deuxième réduction est la réaction à ce laisser-faire : on va suivre une logique de protection en refusant le laxisme. C’est une approche spatiale qui consiste à identifier les secteurs que l’on veut protéger. On commence par identifier, en 1906, des « monuments naturels » ; puis en 1930 des « sites classés » ; puis en 1960 on identifie des territoires, avec les parcs nationaux. On a ainsi réagi, pendant la première moitié du XXe siècle, à la transformation accélérée du territoire. On voyait qu’on ne maîtrisait plus le projet social, sociétal et politique de paysage ; des révolutions énergétiques mondialisées s’opéraient. Mais c’est aussi une forme de réduction : l’outil de protection ne répond pas à la question du projet de paysage, qui demande justement de résoudre la contradiction de la transformation dans un site donné. Cette approche oblige à entrer dans une mécanique qui dépasse la protection, et même les sites protégés doivent être gérés et donc transformés. Les outils de protection passent à côté de la question de la transformation, de son accompagnement et de sa maîtrise. Les protections fortes ne s’appliquent que sur 3 % ou 4 % du territoire national en France. Que fait-on sur les 96 % du territoire qui ne sont pas protégés ?
Enfin, une troisième forme de réduction de la notion à dépasser – c’est pour cela que le monde du paysage est en transition – est l’accompagnement. On prend la décision de construire tel bâtiment, d’implanter tel équipement industriel, culturel ou touristique, de construire tel quartier ; et le paysage intervient en aval de l’opération pour accompagner, c’est-à-dire « traiter les abords ». C’est du paysage des environs, de l’entourage ; il vient en décoration, autour, mais on n’entre pas dans la mécanique même du choix de le faire ou non, et de la façon de le faire. C’est ce que j’appelle du « paysagement ».

Les protections fortes ne s’appliquent que sur 3 % ou 4 % du territoire national en France. Que fait-on sur les 96 % du territoire qui ne sont pas protégés ?

Mettre en avant le végétal, certes, c’est important, y compris dans la lutte contre le réchauffement climatique et dans les relations sensibles que les gens ont avec le monde. Mais ce n’est pas suffisant : c’est donc une forme de réduction. En cantonnant la question du paysage à l’aval et à la seule question du végétal, on perd la bataille du paysage. La question arrive à la fin des chantiers, au moment où on n’a plus d’argent, et c’est là qu’on fait des sacrifices.
C’est par ces réductions qu’on n’arrive pas à transformer en profondeur, à « maîtriser son entour », comme dit Glissant. Il faut donc dépasser ces trois formes de réduction ; on est sur un seuil, sur un passage. Est-on prêt à faire du paysage un instrument de politique beaucoup plus puissant que ce qu’il n’est aujourd’hui ? À lui donner une place qui soit beaucoup plus centrale, à le « démarginaliser » ?

Jardins et espaces extérieurs du musée Stella Matutina, musée industriel de l’île de La Réunion installé dans une ancienne usine sucrière (maîtrise d’œuvre : Agence Folléa-Gautier, paysagistes urbanistes, 2010-2016).

Selon vous, face à cette nécessité, existe-t-il une spécificité de l’approche française du paysage ?

De ce point de vue, la question ne porte sans doute pas tant sur le projet que sur l’enjeu de l’approche sensible. Toutes les écoles de paysage en France se reconnaissent dans l’inévitable approche sensible. Le paysage n’est pas qu’un objet, il est la relation entre un sujet et un objet : or, avec la dimension subjective, arrive la dimension sensible. C’est irréductible. Et ce constat est profondément innovant par rapport aux démarches d’aménagement du territoire plus rationnelles, objectives. Tout le monde de l’ingénierie s’est construit, et a construit, une vision qui a totalement évacué le sensible des décisions d’aménagement. On est sous la dépendance totale de la pensée rationaliste. Quand on réintroduit la démarche sensible paysagère, on bouleverse la façon dont on peut appréhender l’aménagement du territoire.

Le paysage n’est pas qu’un objet, il est la relation entre un sujet et un objet : or, avec la dimension subjective, arrive la dimension sensible. C’est irréductible.

Cela voudrait dire que la primauté d’une approche d’ingénierie calculatrice, rationaliste en un sens assez étroit, continuerait d’exister… En termes de chronologie, l’approche sensible a-t-elle été mise en avant dès votre formation, l’aviez-vous déjà rencontrée ?

Bien sûr ! l’approche sensible existe depuis que les écoles de paysage existent… quand elles ont continué à se développer, dans les années 1990 puis 2000, elles ont toutes été dans le sens d’un enseignement lié au projet – c’est même au niveau européen que la nécessité d’enseigner par l’atelier de projet figure. Mais l’apprentissage du sensible ne se fait pas que dans un cadre d’atelier de projet : la dimension du projet est une chose, la dimension sensible en est une autre, c’est aussi un apprentissage. Il faut apprendre à voir, à percevoir, c’est fondamental ; apprendre à éprouver, à parcourir un site. Mais ce sont des enseignements que j’ai moi-même reçus, bien sûr.

Nous reviendrons plus loin sur ces points. Les contextes de travail que vous avez connus vous ont-ils permis d’identifier une « école française » du paysage – une idée que l’on entend assez souvent mais qui n’est pas toujours explicitée ?

Je suis assez prudent sur ce point parce que je ne suis pas spécialiste des approches du paysage au niveau international. Je crois qu’il y a une forme de reconnaissance d’une sorte d’école française du paysage qui vient d’une capacité à interroger des territoires (et non pas simplement des lieux ou des sites) par l’approche sensible, pour alimenter les décisions d’aménagement. La démarche paysagère territoriale traverse tous les champs disciplinaires. Pour être concret : vous êtes spécialiste de la question agricole ; pour autant, aux marges de votre activité, vous avez la question du paysage ; vous ne produisez pas du colza ou du blé pour faire du paysage, mais vous allez en faire quand même. Vous êtes spécialiste de la route, des infrastructures, des déplacements ; bien sûr, votre objectif principal est de relier deux points dans des conditions de temps et de sécurité satisfaisantes ; pour autant, vous faites du paysage.
Vous voulez loger des gens dans des conditions de dignité correctes, satisfaisantes ; pour autant, en construisant des quartiers, ou en les transformant, les réhabilitant, vous faites du paysage. C’est un creuset commun. Vous décalez les regards et allez vers un chantier partagé. Vous allez aussi interroger le « vers quoi on veut aller », puisqu’on est obligés de se placer dans une démarche de projet de paysage. Enfin, vous allez ajouter la dimension sensible aux approches rationnelles et chiffrées : tant de débit de litres par seconde pour la gestion de l’eau, tant de logements à l’hectare pour la densité, tant de temps parcouru pour les mobilités, tant d’entrées de visiteurs sur un site touristique. Toutes ces dimensions quantitatives qui aujourd’hui dominent largement l’aménagement du territoire sont enrichies, et même réinterrogées, par la dimension sensible. C’est une spécificité : même en sautant la clôture du jardin, même en allant au-delà de l’échelle de l’espace public, et même en allant au-delà du site, en gagnant vraiment l’échelle du territoire, on reste pertinent par l’approche paysagère, pour ces raisons-là.

Cette approche sensible, dans quelle mesure se traduit-elle par une consultation, une concertation ou une participation – des mots très à la mode aussi – des habitants ? Cette idée était-elle déjà présente lors de votre entrée dans le métier, ou bien est-ce une évolution plus récente, et en cours ?

Je pense qu’il existe un lien entre transition paysagère et transition politique. On rencontre des élus qui ont énormément de mal, de difficultés ; la vraie concertation (et non pas juste l’information) n’est pas inscrite dans l’ADN de la façon de faire de la politique. Là aussi, une transition puissante est à opérer ; et là encore, la démarche paysagère est une aide. Au lieu de faire du paysage un champ d’expertise, on le met au milieu. À partir de là, c’est plutôt un champ d’ouverture à tous, et la concertation peut venir. L’intelligence collective du travail se met en place, qui consiste à amener les compétences autour d’une table, à reconnaître qu’aucune n’est spécialiste du paysage, à réinterroger les pratiques de chacun dans ses champs de compétence. Tout cela, c’est une concertation des acteurs qui les fait sortir de leurs rails, de leur couloir de course ; mais c’est aussi une concertation vers les populations. Les gens racontent comment ils vivent leur territoire, parce que ce n’est pas si facile que ça à observer.

À ce propos, il existe un risque : prétendre cette chose insupportable qu’il faudrait « sensibiliser » les populations, comme si elles n’étaient pas déjà constituées de personnes sensibles… donc on suppose qu’il existe aussi un écart entre une rhétorique officielle, parfois bien intentionnée, et sa diffusion ensuite par les instances chargées de l’application. Ce décalage-là, dans votre métier, comment faites-vous pour le contourner ?

Je crois qu’il y a là une vraie question de métier : celle de faire accepter à notre culture rationnelle, qui s’autocensure sur la question sensible, d’arriver à dépasser cette autocensure. C’est ce que j’appelle passer de l’impression à l’expression : tout le monde a des impressions, c’est inévitable, mais encore faut-il les exprimer. C’est un travail, ça ne se fait pas d’un coup, c’est très compliqué. J’ai moi-même sous-estimé, parfois, la difficulté en allant trop vite sur ce champ-là, en demandant directement aux gens comment ils ressentaient le territoire – et je m’aperçois qu’on est si peu éduqués à cela que c’est un cheminement assez long.

Ces méthodes de travail et cette expérience vous permettent sans doute d’identifier un décalage entre ces pratiques qui se confrontent à la difficulté, et des règlements ou des commandes qui ne voient pas assez à long terme… Quels obstacles rencontrez-vous dans l’exercice de votre métier ?

On a un obstacle avant et un obstacle après. Entre les deux, nous faisons le constat que la démarche paysagère est efficace, rassembleuse, et qu’elle transforme non seulement la façon de percevoir le territoire, mais aussi le territoire en soi. Des élus, des techniciens, témoignent que la démarche paysagère est une forme de révélation. Dire cela paraît très prétentieux ; mais en réalité on fait des choses extrêmement simples. Sur le site, l’effort de lecture du paysage fait que les gens qui y vivent, y travaillent, sont nés là, ou sont même élus là, donc en charge de responsabilités, reçoivent une perception décalée, différente de la leur. Ce décalage est roboratif, il est excitant et vient renouveler les choses. C’est ce qui arrive quand on regarde le paysage, c’est-à-dire les relations entre les choses plus que les choses elles-mêmes. On décentre l’attention : c’est un renouvellement du regard, et donc de la perception de l’avenir du territoire. Cela advient aussi dans des séances de travail, dans des ateliers où l’on essaie de mettre en connexion des cerveaux très pointus dans leur domaine, mais pas interconnectés dans leur façon de travailler.
Si on revient vers l’amont, c’est un problème de culture. La question du paysage n’est pas entrée dans un champ de préoccupation politique et social, elle reste confidentielle ; on n’ose pas, parce que ça touche à la dimension sensible, justement, et qu’on est très timorés par rapport à cela. C’est difficile pour les politiques de s’en emparer et d’en faire un vrai instrument de travail.
En aval, on est freinés par une inquiétude sur la mise en œuvre. Certes la démarche du projet de paysage est séduisante, rassembleuse ; mais sa réalisation concrète va loin. Certains élus m’ont dit : « mais c’est très engageant, ce que vous nous demandez ! ». Cela allait bien au-delà de ce qu’ils avaient imaginé. Ils mettent la question du paysage soit dans un champ de protection tranquille, soit dans le « paysagement », autre forme de réduction. Mais ils s’aperçoivent que c’est plus profond, que cela porte sur le sens même des choix, des positionnements et des modes de transformation du territoire : c’est extrêmement engageant. C’est pourquoi, à nouveau, il y a une hésitation sur le seuil. Le passage à l’action est jugé complexe dès qu’on est sur des questions territoriales. Et de fait, il l’est.

D’autant plus qu’un risque souvent dénoncé, autour de l’activité même des paysagistes, est celui de la récupération idéologique du paysage à des fins de légitimation d’un projet d’aménagement, animé par d’autres finalités. Comment avez-vous pu prévenir ce risque-là ? Peut-il être détecté et contourné ?

Comment on échappe à la récupération ? Eh bien, en mettant pleinement la question du paysage au centre. Si on ne le fait pas, alors, en effet c’est une forme d’instrumentalisation : on réduit le paysage à un chapitre à côté d’autres chapitres. Il perd sa force rassembleuse, il est mis au niveau des diagnostics et pas au niveau des choix et des décisions d’aménagement. Tout professionnel vit cette double dimension de satisfaction et d’insatisfaction. D’une part la satisfaction d’emporter l’adhésion, de faire comprendre les vertus de la démarche, et même, qu’elle puisse se concrétiser, devenir effective et se traduire dans des choix politiques de projet, puis dans la transformation même de l’espace. D’autre part les frustrations, les manques, liés à une marginalisation de la démarche à l’intérieur d’une mécanique bien huilée, automatique : elle consiste à faire des documents d’urbanisme au kilomètre et à mettre en équations les questions ; puis, parce que la loi demande de « prendre en compte » le paysage, à en faire un chapitre quelque part, et à se dédouaner à bon compte de la question.

En quoi ces démarches échappent-elles à un certain nombre d’écueils de la « participation » dans le contexte de l’aménagement urbain ? Dans quelle mesure l’effort de dépasser la simple consultation peut-il entrer dans le cœur du travail de projet ?

Je pense qu’il y a une dimension d’ouverture irréductible, consubstantielle à la notion de paysage, on n’y échappera pas ; c’est notre spécialité, il faut accepter de recevoir les avis des uns et des autres. Certains professionnels ressentent cela comme une menace. Cette dimension participative n’est pas une menace, à condition que l’on se concerte vraiment. Le pire serait de réduire la dimension du projet de paysage à un micro tendu, en prenant l’avis des uns et des autres et en en faisant la moyenne arithmétique… Il y a forcément des contradictions, des conflits, et l’objectif n’est pas de mettre tout le monde d’accord. Mais il s’agit de faire en sorte que la décision prise soit légitime. C’est au politique de conduire cela, tôt dans le processus, dès l’amont. Mais concerter pour choisir la couleur du matériau et l’essence choisie, cela devient absurde parce qu’on est à l’aval ; on n’y arrivera pas, ça n’a aucun sens et aucun intérêt. L’erreur que l’on voit aujourd’hui, c’est que l’on se concerte trop tard, de façon pipeau, en dérivant vers l’information. On a déjà fait tous les choix, tous les scénarios… Je pense qu’on dépassera l’inquiétude de la concertation participative quand on la mettra pleinement en place ; tant qu’on fait semblant de la mettre en place, ça fragilise le concepteur.

Cette acceptation des contradictions et du risque de conflit, on la trouve peut-être énoncée, notamment, par Michel Corajoud, quand il parle de « mise en tension » : est-ce une expression dans laquelle vous vous reconnaissez ? On pourrait penser que les tensions sociales et politiques sont toujours déjà là, et vont continuer à traverser les sites et les projets une fois qu’ils seront « livrés » ; mais aussi qu’un bon projet, vivant et public, laissera s’exprimer de telles tensions. Seriez-vous d’accord avec cette formulation ?

Il y a des tensions inhérentes à toute question de transformation d’un territoire, quelle que soit son échelle : c’est incontournable. Mais ce qui est intéressant, c’est la « mise » en tension : les choses ne sont alors plus seulement focalisées sur les préoccupations de chacun (la défense crispée des intérêts particuliers), mais mises en relation les unes par rapport aux autres. Là aussi il y a une méthode, un processus qui passe par l’expression de valeurs. Je prépare le travail de la mise en tension d’abord… en détendant : c’est-à-dire en faisant reconnaître aux uns et aux autres, quel que soit leur domaine de spécialité, qu’il y a des valeurs qui transcendent leur domaine de compétence. Ils sont prêts à le reconnaître : certes, ils sont ingénieurs routiers, ingénieurs hydrauliciens ou élus, ou encore urbanistes ou agriculteurs, mais ils acceptent le fait qu’ils sont aussi des hommes, au plein sens du terme, qui font d’autres choses, pensent ou vivent autrement que par leur seul intérêt professionnel. À ce moment-là, notre travail est de faire s’exprimer les valeurs. À partir d’une reconnaissance partagée de ces valeurs, on peut demander : est-ce que la transformation va dans le sens de ces valeurs qu’on a identifiées, ou est-ce que ça va plutôt à contresens ? Cette façon de voir peut paraître conservatrice, mais je ne crois pas que ce soit le cas, à condition de s’entendre sur la notion de valeur. Pour moi, la valeur est une source d’inspiration.

Selon vous, le positionnement ou le parti pris des paysagistes doit-il contenir une dimension critique ? Pourquoi et en quel sens, dans les différentes étapes de la conception et de la réalisation, le regard du paysagiste peut-il être dit critique ?

Oui, je pense que c’est fondamental, essentiel : on ne peut pas faire progresser une profession, des étudiants, une formation, et même le monde du paysage au sens très large du terme, qui rassemble un grand nombre de disciplines différentes, sans la construction d’une critique ! Toute progression de culture passe par le champ critique. En revanche, il faut envisager la critique dans sa pleine dimension : elle peut partir d’un résultat visible, et vécu par les gens qui sont là ; mais le champ critique n’existe pas pleinement tant qu’il n’a pas remonté vers les processus et les intentions. Le concept de projet porte en lui-même à la fois une intention – sens premier du projet –, un processus – « le projet est en cours, il avance bien » – et un résultat – « c’est un très beau projet, bravo ». La critique ne doit pas séparer cette triple dimension du projet. C’est en cela qu’on sera vraiment critique, et c’est un gros travail, en matière de recherche, qui va bien au-delà d’un résultat qu’on voit dans un document ou dans un espace donné.

Enseignement

Passons à l’enseignement. Comment transmettre cette posture d’engagement aux étudiants ? On peut tenter de préciser cette question trop large à l’aide de certaines expressions : l’éducation du regard, l’accompagnement des intuitions, l’exercice de l’imagination. Je vous propose de mettre en discussion ces trois pistes. Pour commencer, pourriez-vous commenter l’idée de l’éducation du regard ?

Oui, c’est une belle trilogie qui me convient bien… vous évoquez l’éducation à la sensibilité : mais il faut bien sûr aller au-delà du regard, il faut une éducation à la perception dans le plein sens du terme, au-delà de la seule perception visuelle. Il y a là une autre forme de réduction venue d’une vision statique et figée, sous l’emprise d’un regard qui voit le paysage comme un tableau, une carte postale : fixé, immuable. D’où la volonté de le protéger et le préserver sans qu’il bouge, sans qu’il change : un tableau peint est rassurant. Mais nous, qui voyons la question du paysage dans sa double dimension relationnelle, nous avons un travail d’éducation à la sensibilité sous toutes ses formes. Les arts plastiques n’ont pas le propre de cette éducation, qui intéresse tous les enseignements d’une école du paysage. Mais les arts plastiques, avec des étudiants qui arrivent de quinze ans d’éducation très rationnelle et relativement passive, sont obligés de casser cela, de déranger, de provoquer une réaction des élèves par rapport à cette éducation. Donc il faut « déséduquer » un peu au départ, transgresser ce qui a pu être enseigné. La simple pratique du dessin, qu’on enseigne bien à Blois (et je pense que c’est une préoccupation qu’ont les écoles de paysage en général, celle du dessin à la main et pas simplement par la médiation de l’écran, de la souris ou du clavier), c’est déjà un instrument pour apprendre à voir, et à percevoir au sens large.

Oui, revenons sur un enseignement du regard qui s’affranchirait du risque d’une intellectualisation excessive. Parler d’éducation de et à la sensibilité permet très concrètement, même si on a tendance à l’oublier, de souligner l’implication du corps.

Le regard renvoie immédiatement vers une dimension de construction mentale, et nous éloigne de la réalité. Peut-être qu’une hypothèse qu’on pourrait faire, est que le retour à une sensibilité presque animale, c’est-à-dire à la façon dont j’éprouve physiquement, de façon très sensible, un territoire ou un site, évite la construction mentale, qui confine à la posture. C’est cette expérience partagée que l’on mène lorsqu’on fait une lecture de paysage : ce retour à une sorte de vérité primale, qui permet de rapprocher les gens. Si je rassemble ces personnes autour d’une table sans passer par l’expérience in situ, ils vont adopter des postures, liées à une construction mentale du territoire éloignée de la dimension sensible. Cela, certains en parlent très bien : pour Boris Cyrulnik par exemple6, cet éloignement de la réalité, cette déréalisation qui s’opère très vite, est extrêmement dangereuse. Il dit même que c’est de cette manière que s’opèrent les génocides : en m’éloignant de la réalité sensible, je peux tout à fait, explique-t-il, construire une représentation de mes proches qui va permettre, à un moment, de déclencher des génocides. C’est donc extrêmement destructeur. Et notre territoire est détruit par une déréalisation de ce type. D’où notre responsabilité pour ce retour à une réalité sensible.

Cet apprentissage s’articule aussi à celui du projet, qui comporte malgré tout des éléments d’abstraction. Par quel type d’expérience pédagogique, de transmission, cela passe-t-il ? avec quelle pratique de l’enseignement du projet peut-on l’articuler ?

Eh bien l’abstraction passe en second, simplement. L’important est que ça ne vienne pas en premier. Il faut s’appuyer sur ce caractère reconnu par la perception et les sens, développer l’argumentaire et ne pas se contenter de rester sur l’échelle sensible. Mais comme elle est première, elle va rester et marquer tout le reste du travail. Surtout, on va organiser la recherche de la donnée au service de la reconnaissance sensible, de ce qui fait la valeur et de ce qui est perçu par les populations. Ce qui est tout à fait autre chose : la donnée devient le vassal de l’approche sensible, et non pas le contraire. C’est donc surtout une question de mise en ordre de la démarche.

Un autre mot important pour vous semble être l’intuition. Dans quelle mesure votre enseignement se préoccupe-t-il d’accompagner les intuitions des étudiants ?

Eh bien déjà, en laissant les intuitions s’opérer ; on pourrait avoir plusieurs méthodes, cela dépend des exercices, des sujets, du temps dont on dispose… Soit on a le temps et on les laisse s’opérer de façon spontanée, soit on délivre des indices – j’aime bien ce terme. Le terme d’indice renvoie à l’enquêteur. Le projet est un travail de quête ou d’enquête. Puis, à un moment, se pose aussi la question de la démonstration – ou peut-être faudrait-il parler dans un premier temps de la « monstration » : montrer les choses, c’est d’une certaine manière apprendre à voir. Les étudiants rencontrent des personnes sur un site donné, ils font voir eux-mêmes des choses, donc ils éduquent leur propre sensibilité en le faisant, tout en recevant les perceptions des différents acteurs de l’aménagement qu’ils rencontrent. Mais ils le font après une base plus personnelle, plus intuitive, sensible. Il sera intéressant de nommer les décalages entre leurs perceptions, leurs intuitions et les indices qu’ils ont trouvés, et ce qu’apportent les vues d’autres personnes.

Une autre notion importante est l’imagination : comment trouve-t-elle à s’appliquer dans votre propre enseignement, dans les projets ?

Il est tout à fait essentiel que l’étudiant puisse à un moment s’arracher du contexte immédiat. On arrive, un peu parachuté, sur un site donné, sur un lieu ou un territoire, et on est tout de suite pris dans la glaise de la matière : il faut interroger les dimensions économiques, sociales, environnementales… on se fait vite submerger. C’est pour cela qu’avant de se noyer, on s’offre la liberté du regard naïf ; et c’est cela que l’on va convoquer dans l’imaginaire, pour arriver à projeter quelque chose qui n’est pas ce que l’on perçoit et qu’on est obligé de digérer en termes de connaissance, de compréhension, d’héritage (tout ce qui renvoie à la fois au passé et au présent), pour éviter que ce soit un poids insurmontable et qu’on ne puisse plus s’arracher. C’est dur de projeter, c’est un véritable travail qui demande un temps d’enseignement important… On n’est pas dans des utopies : quand on parle de projet, il faut fonder, le projet doit être argumenté, construit par une compréhension en profondeur dans le temps et en largeur dans l’espace. Il y a donc un gros travail de synthèse, il faut vraiment apprendre à synthétiser. Puis l’imaginaire peut être convoqué, en étant « indiscipline » : l’indiscipline du paysage, c’est l’incitation à s’arracher aux obligations, aux nécessités. Un maître d’ouvrage, un donneur d’ordres, doit borner spatialement, thématiquement et temporellement, pour aller vers du possible et du concret. Mais nous, nous devons aller vers l’impossible ! Nous sommes obligés d’être très ambitieux : il faut s’arracher, dépasser les bornes et franchir les limites ; il faut être indiscipliné. C’est donc une démarche nécessaire, pas tout à fait la même que celle de l’imaginaire, mais l’imaginaire franchit les bornes aussi du temps. Il faut s’offrir la liberté de regarder plus loin que les échéances politiques ; se dire qu’aujourd’hui ça paraît impossible, mais que demain, rien n’empêche de rêver à une concrétisation de tous les principes que j’ai envie de défendre, pleine et entière, incarnée dans un territoire donné, avec sa population. C’est une provocation que nous devons faire auprès des étudiants : pour qu’ils ne soient pas trop sages, trop respectueux, pour qu’ils ne soient pas trop timorés, trop prudents. C’est à nous de provoquer l’indiscipline.

Nous sommes obligés d’être très ambitieux : il faut s’arracher, dépasser les bornes et franchir les limites ; il faut être indiscipliné.

Si l’on revient pour finir à la dimension prospective de notre contexte, dit de transition, n’y a-t-il pas le besoin de parler aux imaginations aussi de ceux à qui l’on s’adresse ?

C’est d’autant plus nécessaire que si le principe de la transition est à peu près accepté, comme on l’a dit, il y a autre chose : c’est la vision de ce vers quoi nous mène ce passage. On dit que la transition est un passage, d’accord, mais vers quoi ? On doit convoquer l’imaginaire pour provoquer le désir. Pour désirer le changement, il faut bien qu’on sache un peu où l’on va, qu’on imagine vers quoi on pourrait aller. C’est ce travail de l’imaginaire qu’il faut construire. Mais il est construit par l’argumentaire qui précède. C’est en cela que la démarche de projeter est nécessaire, avec ses trois dimensions : l’intention, le processus et le résultat. Le résultat, c’est l’imaginaire, et non pas la réalité d’aujourd’hui. On peut construire un résultat projeté parce que le projet est un processus : on construit aussi le chemin pour y arriver. On ne peut pas se projeter dans la transition en s’arrachant sans fil. C’est pour cela que j’aime bien la notion de tissage, de trame. Un récit peut nous projeter vers l’imaginaire et le futur désiré, mais il est d’autant plus désiré et désirable qu’on a construit le chemin, c’est-à-dire la trame du récit.

Entretien paru dans Les Cahiers n° 16, « Métamorphoses »,
2018, p. 78-87.
L’ouvrage est disponible en librairie.
Photo de couv. : Jardins et espaces extérieurs du musée Stella Matutina, B. Folléa.

  1. Propos recueillis le 30 novembre 2017.
  2. Rachel Carson, Printemps silencieux [1962], trad. Jean-François Gravand, Marseille, Wildproject, 2009.
  3. « Le cri d’alarme de quinze mille scientifiques sur l’état de la planète », Le Monde, 13 novembre 2017. Ce manifeste signé par 15 364 scientifiques de 184 pays est paru le même jour dans la revue BioScience.
  4. Patrick Boucheron, « L’histoire, paysages perdus », Les Cahiers de l’École de Blois, n° 15, 2017, p. 22.
  5. Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997.
  6. Boris Cyrulnik et Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2010.
Top