L’école du futur

Ce qui prend fin et qui recommence

Lolita Voisin



Une école s’organise en permanence, traçant et retraçant les lignes de son projet et de ses aspirations au regard d’un contexte toujours changeant. Les récentes limitations liées à la crise sanitaire, les restrictions budgétaires croissantes et les tendances à la privatisation de l’enseignement supérieur, mais aussi les urgences écologiques dessinent de nouvelles contraintes – parfois très explicites, parfois plus sourdes. Ces contraintes organisationnelles appellent des réponses imaginatives et des interprétations, de l’autocritique, de l’invention et de l’anticipation. Le doute et le questionnement collectif nous aident à manœuvrer et à mettre en perspective nos habitudes.
Janvier 2023. Nous déplaçons la réunion pédagogique semestrielle à la Fondation du doute. Ce lieu d’exposition accueille à Blois une collection d’œuvres du mouvement artistique Fluxus, vent de liberté, d’humour et d’audace des années 1960. L’équipe pédagogique au complet fabrique dans un lieu nouveau la perpétuelle transformation de l’école. J’ai l’impression d’une vaste répétition, celle du changement… Remontons quelques années en arrière…

Le voyage métropolitain,
une expérience

Printemps 2015. C’est un bouleversement complet de notre organisation institutionnelle : l’École nationale supérieure de la nature et du paysage (ENSNP) de Blois délivrera un diplôme commun avec trois autres écoles nationales de paysage, le diplôme d’État de paysagiste (DEP). Ce dernier, voulu par les professionnels du domaine et par les différents ministères impliqués, suppose de laisser derrière nous celui tant revendiqué d’ingénieur-paysagiste, obtenu par la force de la démonstration, et que l’école a délivré de 2004 à 2018. D’autre part, indépendante depuis sa création en 1993, l’école rejoint en 2015 un groupement régional d’écoles d’ingénieurs, réunies en un Institut national des sciences appliquées, par la volonté politique des élus locaux. De grands boule-versements donc, alors que l’équipe enseignante défend le projet pédagogique singulier et l’expérience, unique en France, de cette école de paysage où se croisent les regards de l’ingénieur, de l’artiste et du naturaliste. Comment avancer ensemble dans ce nouveau terrain, tout en protégeant ce à quoi nous tenons de cette aventure collective ? Quelles seront nos réponses pédagogiques, en tant qu’école, à ce nouveau contexte national et local, si différent du positionnement historique de ce projet d’enseignement et de formation ?

Quelques-uns proposent alors un nouvel exercice, capable de mettre en mouvement le corps interdisciplinaire des enseignants aussi bien qu’une promotion d’élèves bénéficiant d’une nouvelle voie d’entrée dans la formation après deux ans d’études1. Ce mouvement viendrait de la rencontre avec « le terrain », par une expérience partagée de déplacement vers un ensemble de sites : un groupe d’enseignants, dont je fais partie, invente le « voyage métropolitain ». Celui-ci prend place à un moment charnière de la formation, quelques semaines après la rentrée des élèves de troisième année. Comme si l’imagination d’un nouvel exercice pouvait contribuer à répondre au bouleversement, plus large, de l’institution elle-même.

Ce voyage d’études interdisciplinaire se fonde sur la rencontre avec une grande ville, une métropole, différente chaque année. Le voyage métropolitain inaugure la troisième année : celle de l’échelle urbaine et de l’apprentissage infini des villes, de leurs formes et de leurs contextes, géographiques, écologiques et culturels. Si la formation propose déjà un voyage par année2, il n’y en a pas encore pour celle-ci. Les objectifs du voyage métropolitain se déclinent en quelques idées simples : intégrer les nouveaux élèves arrivés par la voie externe ; organiser une grande répétition des gestes expérimentés en première et deuxième années, qui sont faites d’une exploration gourmande de savoirs, d’outils et de situations ; découvrir ensemble une ville et ses ambiances3 en mettant à l’épreuve ses propres a priori ; expérimenter par le corps les échelles urbaines en empruntant uniquement la marche et les transports en commun ; gagner en confiance et en autonomie. Mais avant tout, prendre ou reprendre l’habitude d’observations personnelles et d’expériences collectives situées.

2017-2022. Chaque automne, une ville nouvelle : Lille, puis Clermont-Ferrand, Strasbourg, Nantes, Le Havre, Saint-Étienne. Bientôt Rennes et Rouen. Le voyage d’études est préparé et piloté par trois ou quatre référents, mais une dizaine d’enseignants au moins s’impliquent dans le programme de la semaine. Chaque journée se construit autour d’une question qui sert de fil d’enquête, pour eux comme pour les élèves : une question précise oriente une série d’exercices, de relevés, et de restitutions, toujours en situation.

Les enseignants de représentation inventent des exercices à même les sites, en fonction des enjeux du jour, pour guider l’apprentissage du regard dans des paysages urbains souvent complexes à appréhender. Le vendredi, comme les autres semaines à l’école, est le jour du projet : nous interrogeons la place des paysagistes dans la fabrique de la ville en visitant, avec les enseignants paysagistes de l’atelier, des projets d’espaces publics. Ces visites se déroulent, si possible, en compagnie des concepteurs maîtres d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage – et toujours avec le renfort de documents issus du processus de conception : ce sont des exercices de critique de projet d’espace public.

Nous évitons ici toute idée de performance, de « rendu » – mot qui serait à bannir du vocabulaire pédagogique. Nous prenons le parti de l’expérience qui œuvre, de l’exercice qui déplace, de la pratique qui entraîne. À partir des carnets de terrain, les exercices de restitution sont montrés et discutés collectivement en fin de journée, dans l’idée d’opérer un bilan critique et personnel de son propre apprentissage, étape par étape.

Ce parti pris renforce l’invention de modalités pédagogiques, dont le déroulement peut prendre des formes variées et non décidées à l’avance. Le temps de ce voyage est souvent celui d’une découverte pour les enseignants eux-mêmes, qui peuvent partager leurs méthodes d’observation avec les élèves – en dehors de toute posture d’expertise.

Le choix d’expérimenter chaque année un nouveau terrain d’aventures entraîne son lot d’erreurs et de ratés : ici, une mauvaise anticipation du temps d’exercice ou de déplacement ; ailleurs, une météo pluvieuse qui inonde les carnets… Les imprévus deviennent des occasions de rebondir, de modifier le plan, d’improviser ensemble et de considérer les aléas du voyage comme des conditions « normales » de réflexion, de questionnement et d’interprétation.

Ce parti pris renforce l’invention de modalités pédagogiques, dont le déroulement peut prendre des formes variées et non décidées à l’avance. Le temps de ce voyage est souvent celui d’une découverte pour les enseignants eux-mêmes, qui peuvent partager leurs méthodes d’observation avec les élèves – en dehors de toute posture d’expertise.

Une école sans école ?
Apprendre des lieux

Printemps 2020. Les confinements successifs et les conditions de vie inédites touchent de plein fouet l’École de la nature et du paysage (que je dirige depuis 2018). Comment étudier les paysages que nous contribuons à transformer quand nous n’y avons plus accès ? Comment apprendre de manière collective quand chacun est isolé, assigné à domicile ? Comment penser les futurs espaces publics quand la plupart des usages sont interdits ou surveillés ? Comment croire à une école en ligne, privée des lieux d’apprentissage qui la définissent ? Voici quelques-unes des questions qui occupent enseignants, élèves et personnels administratifs. Les scènes d’échange, d’écoute et de débat se sont multipliées, d’abord pour prendre soin de tous, puis afin de comprendre ce qui nous arrive.

Le contact avec le terrain nous manque terriblement. Le printemps, saison précieuse pour l’observation et les rencontres avec le vivant, nous l’avons vécu enfermés ; les déplacements sont devenus difficiles à organiser ; l’expérience partagée des espaces et la rencontre avec les lieux se sont réduites au strict minimum. L’apprentissage mutuel, l’un des fondements de notre pédagogie, est devenu ardu en raison de la limitation drastique des interactions : il est extrêmement difficile pour les élèves isolés d’apprendre sans les séances de critique collective et l’exposition des travaux. L’enseignement a dû se partager entre des séances effectives, dans des dispositions aménagées des locaux, et des séances à distance et « dégradées », à grand renfort de moyens numériques – dont on connaît les impacts écologiques et les conséquences sur la santé, sans oublier le coût énergétique.

Le lieu physique de l’école est pourtant le fondement de l’apprentissage : il est l’endroit où l’on se croise, où l’on énonce des points de vue, où l’on confronte idées et manières de faire. C’est aussi le lieu d’une égalité de situation entre élèves, qui disposent des mêmes moyens matériels et du même cadre d’attention et de concentration. C’est encore le lieu de représentation et d’exposition au regard d’autrui où les essais, les expérimentations se montrent. L’école est, enfin, le lieu de l’interdisciplinarité, essentielle à l’enseignement du paysage4. Aucune de ces dimensions ne peut exister à distance, derrière un écran.

Une école inaccessible : cette situation inédite exige des enseignants, tenus par leur sens des responsabilités, de s’interroger sur ce à quoi nous tenons et sur ce que nous refusons. Les élèves le rappellent sans cesse : l’adaptation à la crise que nous traversons doit intégrer nos pratiques d’observation et d’imagination, constitutives de l’enseignement de l’école. Nous constatons plus que jamais la nécessité de décloisonner et d’ouvrir nos perspectives, en faisant davantage de place aux sciences du vivant et aux transversalités entre enseignements. Les questions d’écologie et d’organisation collective deviennent indissociables. Leur place s’élargit chaque année, dans les soutenances de diplômes comme dans nos vies quotidiennes. Si le cadre change et si nos gestes deviennent inhabituels pendant l’interminable « crise sanitaire », il reste la liberté d’inventer de nouveaux espaces communs, de déployer de nouveaux imaginaires, et de rester en mouvement.

Les enseignants tentent de saisir ce cadre contraint comme un nouvel espace d’imagination, au prix de nombreuses réunions par écrans interposés. Nous mesurons, dans l’urgence et dans notre inexpérience de ces situations, l’importance des échanges collectifs réguliers avec l’équipe au complet. Beaucoup de temps est consacré à écouter. Face à un contexte si restrictif et déstabilisant, l’école choisit de modifier ses pratiques, parfois radicalement, afin de retrouver le contact avec le dehors, l’apprentissage mutuel et le croisement des disciplines. De nombreux enseignements se déplacent vers le sujet abordé par l’atelier de projet de paysage. Des cours distincts s’associent afin de favoriser des temps de travail en atelier – en respectant les consignes sanitaires –, articulés à des temps à l’extérieur, en profitant des espaces ouverts accessibles et en reconsidérant leur importance, et des temps de travail « chez soi » plus autonomes, qui nécessitent un effort d’acquisition de méthodes de travail et d’organisation personnelle. La bibliothèque de l’école et la bibliothèque universitaire sont des outils irremplaçables que nous sommes amenés à redécouvrir et à utiliser de manière renforcée, comme autant de « lieux essentiels ».

Nous mesurons, dans l’urgence et dans notre inexpérience de ces situations, l’importance des échanges collectifs réguliers avec l’équipe au complet. Beaucoup de temps est consacré à écouter. Face à un contexte si restrictif et déstabilisant, l’école choisit de modifier ses pratiques, parfois radicalement, afin de retrouver le contact avec le dehors, l’apprentissage mutuel et le croisement des disciplines.

Infinir le voyage

Le plus grand bouleversement concerne la troisième année, celle de l’échelle urbaine. La densité du programme et les contraintes sanitaires imposées bloquent les apprentissages et conduisent à trop de doutes, d’absurdité. Nous en avons l’intuition : cela ne peut continuer ainsi, « quoi qu’il en coûte ». Nous ne pouvons maintenir un semblant de nos gestes habituels alors que le sens de l’enseignement diminue de jour en jour, en raison des contraintes d’accès au bâtiment et du démantèlement de nos outils. À quelques jours des vacances d’hiver, nous décidons de tout bouleverser et d’inventer une nouvelle organisation : les contraintes deviendront un cadre qui conditionne de nouveaux moyens d’apprentissage, plus autonomes ; de quoi guider les élèves de troisième année, au milieu de leur formation, vers davantage de confiance en eux et de personnalité.

Nous choisissons d’organiser un semestre manifeste, qui prend la forme de semaines-séminaires portant sur la pratique intensive des espaces de la ville moyenne où nous habitons. Nous prolongeons ainsi l’idée du voyage métropolitain : un voyage infini qui prendrait Blois comme terrain d’apprentissage privilégié et inépuisable ; un lieu d’observation et d’expression qui pourrait accueillir la plupart de nos expériences pédagogiques. Nous faisons le choix du déplacement collectif vers l’expérience et le réel, de nous intéresser à la manière d’apprendre plutôt qu’au contenu à « faire passer » et à « maîtriser » dans son intégralité. Chaque enseignement est reconsidéré. C’est à la fois le temps de l’apprentissage qui change, avec des séminaires condensés sur une semaine ; mais aussi les modalités pédagogiques puisque nous prenons Blois pour terrain d’étude, partant du singulier pour aller, éventuellement, vers le général ; enfin, le rythme d’apprentissage demande davantage d’autonomie de la part des élèves et une attention plus fine aux manières d’apprendre. Un bilan pédagogique avec élèves et enseignants est prévu à la fin de chaque semaine autour des questions suivantes : qu’ai-je appris ? et comment l’ai-je appris ?

Avec le recul, j’ai été impressionnée par le mouvement de tous les enseignants, quelle que soit leur discipline : les enseignements techniques prennent aisément appui sur des lieux, les exercices de représentation se sont hybridés sans difficulté avec les sciences humaines, les croisements sont favorisés par l’appréhension d’un même site d’étude. J’ai vu l’aptitude des enseignants à s’inspirer des lieux, à exercer leur regard quelles que soient les conditions, à inventer des expériences possibles qui seront utiles aux élèves maintenant et plus tard, à accepter et à décrire les bouleversements pédagogiques, à bousculer le format du cours magistral traditionnel, à refuser le cloisonnement et la résignation.

Apprentissages futurs

Printemps 2023. Après cinq années mouvementées de direction, je quitte bientôt mes fonctions et mes responsabilités. Qu’ai-je appris ? et comment l’ai-je appris ? Qu’ai-je retenu par l’expérience qui a guidé chacune de mes décisions ? Alors que les questions sont nombreuses et les incertitudes au cœur des esprits et des travaux des élèves, que vois-je poindre dans la trajectoire d’une telle école à ce moment précis ?

Les déstabilisations sont nombreuses : les changements climatiques, les tensions et les inégalités sociales, l’injonction à la performance sur fond de réduction constante des moyens, les crises sanitaires… Les incertitudes touchent de plein fouet plusieurs générations d’élèves et d’enseignants responsables d’un projet pédagogique aussi engagé que celui de l’École de la nature et du paysage. Le doute aura certainement été la matière première de ces années de direction. J’ai avant tout dirigé en observant le cours des choses évoluer, en suivant les parcours de chacun et les énergies collectives.

Je dis souvent lors de la journée « Portes ouvertes » aux futurs candidats au concours d’entrée que si cette école formait naguère à des métiers de l’avenir, elle est à présent rattrapée par les crises successives et les diplômés œuvrent désormais à des métiers du présent, qui doivent toutefois penser l’avenir.

Lorsque l’école a été créée en 1993, ses fondateurs, emmenés par l’architecte Chilpéric de Boiscuillé, formulaient l’hypothèse de besoins futurs. Cette ligne de pensée, d’imagination et d’action a permis d’inventer un projet pédagogique unique en son genre, dont nous portons l’espoir en héritage5. En 2023, trente ans après le décret de création de l’ENSNP, l’incertitude n’est plus au futur mais au présent. Le sentiment d’urgence écologique renforcé par la succession accablante des rapports scientifiques, le bouleversement de ce que l’on croyait acquis, les injonctions contradictoires et les sommations descendantes de l’administration, les messages d’alerte émis par les chercheurs et les attentes révoltées d’une partie de la population : les tensions augmentent, et l’atmosphère dans l’enseignement supérieur public est parfois électrique.

Ce climat qui suscite des interrogations quant à des habitudes que l’on croyait installées me révèle la puissance d’un tel collectif. Je crois nécessaire de gagner en confiance dans la diversité des situations traversées. Plusieurs attitudes me semblent devenues incontournables au cours de mes activités de directrice. D’une part, je m’emploie à expliciter les choix, les doutes, les volontés et les décisions ; les discours et les actes ne souffrent plus l’implicite. Le sens que nous donnons à nos décisions importe et doit être lisible pour celles et ceux qui sont concernés : les enseignants en perpétuel questionnement, le personnel administratif de plus en plus écrasé par la charge de travail et la dilution de ses missions, et les élèves bien sûr, responsables de leur propre émancipation dans les études supérieures.

Je mesure aussi l’importance d’observer ce qui est vécu, de travailler à partir de la trajectoire de l’école et de ses travaux, en multipliant l’accès à ses archives par exemple, mais aussi en consacrant du temps à un bilan à l’échelle de chaque enseignement, à l’échelle de chaque semestre au moment des jurys : comment s’appuyer sur chaque expérience, comment en faire la matière de nos positions individuelles et communes ?

Ces bilans critiques aident à imaginer les transformations nécessaires, année après année. L’école s’appuie toujours davantage sur ses expériences in situ, à l’image des semaines-séminaires de troisième année qui vont bientôt s’étendre à d’autres semestres, à l’image aussi du site d’atelier de projet qui se fait le support d’enseignements croisés, grâce à une curiosité mutuelle qui doit être encouragée à tout prix. Le rapport au lieu doit rester le guide pour se saisir de nouvelles situations. Chaque expérience apporte son lot d’apprentissage et d’imagination, jusqu’au travail de fin d’études, temps pour l’élève de se former par lui-même en choisissant d’apprendre d’un site et d’un sujet qui lui sont propres, et temps pour les encadrants de découvrir de nouveaux chemins tracés par un élève. Cependant, les expériences singulières doivent toujours servir une réflexivité collective6.

Les initiatives de décloisonnement s’imposent avec une évidence accrue. Les enjeux émergent dans la rencontre entre élèves, enseignants, habitants et institutions concernés à l’échelle locale par le devenir d’un site. Il reste essentiel de considérer la valeur du savoir-faire pédagogique, c’est-à-dire du travail des enseignants en tant que membres d’une équipe où chacun est nécessaire. En maintenant une relation soutenue et revendiquée avec les lieux et celles et ceux qui les habitent, nous nous garantissons collectivement un apprentissage permanent depuis des situations réelles. En cherchant de manière sincère, active et prolongée le contact avec l’altérité, à la manière des « leçons de choses » du passé, il est possible d’espérer se saisir d’expériences nouvelles et de lieux singuliers pour en accompagner les capacités d’évolution, en tant que paysagistes et en tant qu’école, avec nos vérités incertaines et nos doutes.

L’évolution d’une école n’est pas un programme que l’on déroule. Elle s’imagine en interrogeant les méthodes, les attitudes et les contextes ; les circonstances changeantes ; les manières de travailler ensemble. Je regarde cette aventure comme une succession continue de « situations pédagogiques » qui ne préjugent pas des contenus, des contraintes et des moyens devenus variables et incertains. Ce pourrait être là une attitude d’adaptation dans et par l’invention, loin d’une posture résignée comptabilisant les pertes et constatant avec tristesse la façon dont le temps rogne sur le projet initial. À la manière d’un projet de paysage, il faut oser s’engouffrer dans les capacités d’évolution d’une telle institution ; observer les forces en présence ; gouverner avec le temps ; maintenir plus que jamais ce à quoi nous tenons, sans jamais refuser de le remettre en question.

Je m’interroge souvent sur l’attitude des élèves, sur leurs réactions. Être élève, c’est prendre position. L’inverse d’une attitude de consommation, consistant à bénéficier d’un service. « Faire son travail d’élève », c’est traverser des expériences situées avec tout l’engagement et la personnalité nécessaires ; c’est avoir confiance dans le dispositif pédagogique tout en s’interrogeant sur son propre apprentissage et sur celui des autres ; c’est oser utiliser une distance critique, tracer son chemin, être honnête dans la lecture de celui-ci.

Enseignants, étudiants et personnels administratifs traversent ensemble des situations d’apprentissage et se regardent les traverser. L’idée à laquelle nous tenons est celle d’apprendre à apprendre, à tout moment, sur la voie toujours fragile de l’émancipation.

Le futur, c’est « ce qui prend fin, et qui recommence7 ».


Article paru en mai 2023 dans Les Cahiers n° 21, « Paysages futurs », p. 72-77.
Couverture : Voyage métropolitain à Saint-Étienne, 2022 (DR).



  1. La réforme prévoit la mise en place d’un concours commun aux écoles de paysage pour entrer en DEP par une voie dite externe. Il existe également une voie dite interne qui permet aux élèves d’autres écoles de paysage de changer d’école entre la 2e année (CPEP2) et la 3e année (DEP1).
  2. Les voyages d’études interdisciplinaires utilisent la rencontre avec le terrain comme source d’apprentissage in situ : en 1e année un voyage littoral observe l’évolution du trait de côte, l’appréhension des dynamiques naturelles et humaines sur les rivages ; en 2e année un voyage en moyenne montagne questionne les milieux écologiques spécifiques, les économies pastorales et forestières, l’urbanisation des bourgs ruraux montagnards ; en 3e année le voyage métropolitain explore chaque année une ville différente ; et en 4e année, un voyage méditerranéen mobilise les outils de la recherche scientifique pour appréhender les enjeux des paysages littoraux méditerranéens, particulièrement soumis aux pressions climatiques, urbaines et touristiques.
  3. De nombreux élèves peuvent éprouver une appréhension face aux métropoles par méconnaissance, excluant par principe cette échelle du rôle des paysagistes, qu’ils croient tenus de rester proches des milieux naturels. Se rendre disponible à une expérience urbaine telle que le voyage métropolitain peut être difficile pour des personnes ayant grandi à la campagne ou dans des banlieues résidentielles, par exemple. L’appréhension des échelles urbaines en début de 3e année se vit donc aussi à travers l’expérience immersive de vivre une semaine dans une métropole.
  4. Les Cahiers de l’École de Blois, n° 12, L’Enseignement du paysage, 2014.
  5. Chilpéric de Boiscuillé, « Présentation des Cahiers de l’École de Blois », Les Cahiers de l’École de Blois, n° 1, 2003, p. 6-7 ; « Un parcours d’espaces et de fenêtres », entretien avec Claude Eveno, Les Cahiers de l’École de Blois, n° 10, Lire le paysage, 2012, p. 10-21.
  6. L’équipe pédagogique travaille de concert lors de plusieurs moments ritualisés au cours d’une année scolaire : deux réunions pédagogiques, des jurys de fin de semestre prenant place au milieu de stands présentés par les élèves, une plénière associant élèves, personnels et enseignants. Ce sont des moments de croisement, d’invention et de déplacement pour chaque enseignant, de régulation et de cohérence pour la vie de l’école.
  7. Pier Paolo Pasolini, « Les pleurs de l’excavatrice » (1956), Poésies, 1953-1964, édition bilingue, traduit de l’italien par José Guidi, Gallimard, 1980.

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