Vous avez dit paysage ?

Jean-Christophe Bailly

Le paysage est désormais partout. Limité un temps à un genre de la peinture, étendu depuis quelques décennies à une profession, il déborde aujourd’hui largement ces domaines et, via les questions d’urbanisme, d’environnement, de développement durable, il occupe l’espace de la plupart des problématiques engageant l’avenir de la planète. Il a à voir avec la géographie, l’histoire, les mœurs, l’économie, l’agronomie, les arts et la littérature, le voyage, la philosophie… la politique aussi bien sûr. Mais dans cette étendue il se disperse, il se perd quelque peu, et d’autant plus facilement que ni ses échelles (de l’infime à l’immense), ni les modes d’intervention qui l’affectent (des grands travaux au jardinage) ne sont fixés. Faut-il dès lors en restreindre l’approche aux stricts attendus d’une profession – paysagiste – qui en a fait son matériau et son médium, ou bien doit-on le suivre partout où on le rencontre ?

Le parti des Cahiers de l’École de Blois, et justement parce que émanant d’un lieu d’enseignement du paysage, aura toujours été jusqu’à présent de ne privilégier aucune de ces voies, de n’en considérer aucune comme seconde. Parler du paysage en termes de métier, en reliant cette préoccupation à la notion de projet, qui y est peut-être encore plus centrale qu’en architecture, mais l’approcher aussi de manière sensible ou réfléchie hors du cadre projectuel, via les sciences humaines et les arts – ces deux voies, les Cahiers ont tenté de les suivre ensemble et de les tresser, au long d’une activité éditoriale qui s’étend aujourd’hui sur quinze ans. Avec ce numéro, il ne s’agit pas du tout de dresser un bilan de ce travail, mais de reprendre le chantier à son commencement, en tant qu’il détermine un espace de questions, une sorte d’inquiétude féconde.

Il y a quinze ou vingt ans encore, quand on parlait d’une « école de la nature et du paysage », tout le monde ou presque imaginait aussitôt de la verdure, des pampres, des roseraies… On sait un peu mieux aujourd’hui (mais pas beaucoup mieux, en fait…) qu’il s’agit de tout autre chose, et que le nom même de « nature » qui est convoqué dans cette appellation désigne d’abord la complexité de tout le vivant. « Vous avez dit nature ? » – Ce pourrait être là aussi l’axe de réflexion d’un numéro des Cahiers, mais pour celui-ci, la question, plus cadrée malgré tout, se contente de repartir d’un « Vous avez dit paysage ? », dont nous espérons qu’il aura la valeur d’une récapitulation et, par conséquent, d’un point d’appui.

Il y a quinze ou vingt ans encore, quand on parlait d’une « école de la nature et du paysage », tout le monde ou presque imaginait aussitôt de la verdure, des pampres, des roseraies… On sait un peu mieux aujourd’hui (mais pas beaucoup mieux, en fait…) qu’il s’agit de tout autre chose, et que le nom même de « nature » qui est convoqué dans cette appellation désigne d’abord la complexité de tout le vivant.

Comme dans tous les numéros précédents, la base de la réflexion aura été fournie par quelques-uns des travaux de fin d’études produits par les étudiants sortis diplômés de l’École l’année précédente. Mais cette fois, au lieu de converger en direction d’un pôle orientant une thématique précise, ils partent dans plusieurs directions, et c’est même à partir de cette diversité qu’est née l’idée d’un numéro voué à la refléter et à l’illustrer. Il ne pouvait être question, bien sûr, de rendre compte de la totalité des problématiques paysagères, mais simplement d’indiquer, via quatre exemples tout d’abord, à quel point les domaines et les territoires que rencontrent les paysagistes sont variés. La maîtrise raisonnée des flux torrentiels dans une vallée de Haute-Savoie (Flora Guilloux), le redéploiement touristique et la valorisation d’une ancienne ligne de défense des frontières (Rachel Tassot-Rinder), l’aménagement équilibré de toute une zone périurbaine marquée par la présence de l’eau (Vincent Poilleux), et enfin les possibilités de reconversion écologique d’une ferme familiale dans un environnement globalement productiviste (Lucie D’Heygère), tels sont les quatre exemples ou plutôt les quatre pistes que ce numéro 15 invite à suivre en guise d’entrée en matière.

La campagne – soit ce que beaucoup, déjà, prenant leurs désirs pour des réalités, n’osent plus appeler ainsi –, on la retrouvera, avec ses enjeux, ses tensions et aussi ses douceurs, dans l’article de Rémi Janin, qui vient prolonger le « journal de Vernand » qu’il a tenu de façon intermittente dans ces Cahiers. Elle fournit aussi, et davantage comme saltus, comme espace encore quelque peu sauvage, le point d’appui de la réflexion d’Olivier Gaudin sur ce qu’il faut entendre par « grand paysage », le site (merveilleux) de la forêt de Saoû, dans la Drôme, venant au soutien d’une approche entièrement fondée sur une géographie sensible attentive aux moindres écarts et aux moindres signes, à tout ce qui, discrètement, continûment, modifie notre vision. Via les collines et coteaux de Bourgogne évoqués par Georges Duby, c’est la campagne encore – ou le grand paysage – qui ouvre la réflexion de Patrick Boucheron sur les ancrages sensibles de la recherche historique, et par conséquent sur la capacité du paysage à conserver et à transmettre, comme une archive vivante, les traces de ce qui l’a habité au cours des siècles. Émanant de paysagistes-concepteurs exerçant aussi une activité pédagogique, les textes de Marc Claramunt et de Bertrand Folléa, quoique extrêmement différents l’un de l’autre, portent tous les deux sur les amplitudes et les variations du paysage, traitant directement de la situation actuelle de ce qui se revendique comme son apprentissage ou sa pratique – double approche critique qui aura été depuis le commencement la basse continue de ces Cahiers.

L’espace, ordre des coexistences, et le temps, ordre des successions – c’est ainsi, magnifiquement, que Leibniz définissait ces deux axes – à la fois constants et constamment variables – de nos existences1, et c’est bien de cela qu’il est question avec les destinées du paysage : ce qui d’un côté l’étale et le distend, le dépose, et ce qui de l’autre et simultanément le traverse et le change. De cette permanente distension dont chaque paysage particulier est comme l’accalmie provisoire, les écrivains et les photographes sont – ou devraient être – les témoins immédiats, et c’est pourquoi aussi depuis le début de leur publication les Cahiers ont cherché à accueillir leurs travaux, pour en propager l’effet, puisqu’il s’agit toujours et avant tout d’apprendre à voir, d’apprendre à identifier la résonance de ce qui nous entoure et nous porte. Cette résonance, on en trouvera dans ce numéro plusieurs échos, deux en provenance de la littérature, et un en provenance de la photographie, mais voilé par le deuil.

Gakorimyra, Alta, le 15 janvier 2017 à 14 h.

Tout d’abord je me suis rendu compte qu’à cette forme entêtante de littérature qu’est le poème les Cahiers jusque-là n’avaient pas vraiment rendu justice. L’occasion m’est donnée de réparer quelque peu ce défaut, en publiant la traduction de plusieurs poèmes de Juan Laurentino Ortiz, un écrivain merveilleux et inconnu qui passa le plus clair de sa vie à essayer d’accompagner le tempo de l’immense fleuve au bord duquel il habitait, le río Paraná. L’on n’est pas loin avec lui et avec son aventure horizontale de ces vies dont Patrick Deville aime à s’emparer, et dont il retransmet le sillage à l’issue d’un long travail documentaire où la fiction se ressource. Il m’a semblé naturel en tout cas de me tourner vers lui, pour que soit incarné dans ce numéro le rapport des écrivains au paysage, mais cette fois, ce ne sont pas des terres lointaines qui sont explorées, ce sont celles, toutes proches, des départements de la Meuse et du Doubs. Deux chapitres extraits de son prochain livre, où le cheminement narratif recoupe la question des traces et de leur effacement telle qu’elle est posée par les historiens, et telle qu’elle survient au moindre détour, pour peu que l’on soit attentif.

L’attention, mais devenue passionnée, passionnément active, c’est ce qui pourrait caractériser le travail photographique. Tel en tout cas que pratiqué par certains artistes, au revers des attentes spectaculaires comme de l’imagerie attendue, qu’elle soit chic, trash, esthétisante ou compassionnelle. Thibaut Cuisset, dans ce mode opératoire discret et puissant, aura été plus loin que quiconque, et c’est le paysage qui aura été, tout du long, son champ d’expérience. Mais s’il est présent ici, c’est hélas au titre d’un hommage, puisque celui que l’on peut considérer comme le plus limpide des photographes de paysage vient de mourir, à l’âge de cinquante-huit ans.

Je me souviens de sa première contribution aux Cahiers, c’était dans leur premier numéro – quelques-unes des images de la Loire toute proche, qu’il avait exposées en 2001 au château de Fougères-sur-Bièvre, dans le cadre d’une manifestation qui n’existe plus et qui s’appelait « Images au centre ». C’était un autre temps, pour la région, et aussi pour l’École, qui en était encore à chercher sa définition, sa forme et qui, dans le site provisoire de ses baraques Algéco, de l’autre côté de la Loire, rêvait à son avenir. Beaucoup de temps s’est écoulé depuis, et la forme qu’a fini par prendre l’École, en étant rattachée à l’Insa Centre-Val de Loire, est bien différente de ce qui fut alors envisagé. Pour ceux qui ont connu ces premiers temps, il est normal qu’il y ait une certaine nostalgie, mais si j’en parle c’est d’abord parce que ce quinzième numéro des Cahiers de l’École de Blois sera le dernier que je dirigerai. Ayant cessé d’enseigner à l’École en septembre 2015, il me devient désormais difficile sinon impossible de tenir le pari qui aura été celui des Cahiers, c’est-à-dire celui d’une production en quelque sorte immergée dans l’atmosphère de l’École, émanant directement d’elle, via notamment sa fréquentation régulière et le suivi des diplômes de fin d’études. C’est donc pour moi un moment assez émouvant, impliquant un recul que je ne peux pas encore avoir complètement, mais qui en se dessinant m’indique pour un proche avenir toute une série de tâches, où le mode rêveur du souvenir le disputera à la nécessité d’une récapitulation plus théorique.

Bien entendu, et dans la mesure même où il s’avère qu’ils auront été pour l’École tout autre chose qu’une simple vitrine, les Cahiers continueront, sous une forme qui évoluera peut-être, mais dont je n’aurais plus la responsabilité, celle-ci étant confiée à Olivier Gaudin, qui aura été associé à la conception de ce numéro, tout comme il m’associera à celle du suivant, afin que le passage soit le plus lisse possible, ce dont je le remercie infiniment.

Qu’il me soit permis, dès lors, de remercier aussi tous ceux qui ont rendu possible cette aventure éditoriale, Chilpéric de Boiscuillé, qui voulut ces Cahiers alors qu’il était directeur de l’École, et les équipes administratives de l’époque comme celles d’aujourd’hui, grâce à qui ils deviennent effectifs chaque année, en juin. Mes remerciements vont aussi et tout spécialement à la petite équipe qui s’est formée autour de la conception et de la fabrication des numéros : Philippe David, qui assure leur mise en page et qui en a fixé la tonalité graphique, Emmanuelle Passerieux-Gibert, qui en est la coordinatrice éditoriale sans qui rien ne pourrait se faire, Marie-Odile Mauchamp qui assure avec tact et patience la relecture des textes. Remerciements également à Marc Bédarida et à son assistante Brankica Radic, des Éditions de La Villette, qui depuis le numéro 6 coéditent la revue et en assurent la distribution en librairie – Les Éditions de l’Imprimeur dirigées par Richard Edwards et aujourd’hui disparues l’ayant fait pour les premiers numéros. Et enfin un grand merci à Samuel Hoppe qui, autrefois à la librairie du Moniteur et aujourd’hui à la librairie Volume, rue Notre-Dame-de-Nazareth, accueille chaque année à Paris le lancement des Cahiers. À ces noms, il faut ajouter bien sûr la liste de tous les collaborateurs ayant contribué aux différents numéros. Elle forme une communauté seconde, un archipel de noms singulier, et j’ai tenu pour cette raison même à ce qu’elle soit reproduite à la fin de ce numéro.

(L’illustration qui vient en tête de cet éditorial est une photo qui m’a été envoyée depuis le nord de la Norvège par Lucie D’Heygère, qui y est en stage, au moment où elle me faisait parvenir les fichiers de son article. À travers cette image, c’est, bien sûr, la lumière du Nord qui est rendue présente : cette lumière, un cas de figure parmi des milliers et des milliers d’autres, une lamelle au sein d’un spectre infini de possibles. Via les stages, les voyages, c’est à une carte du monde renouvelée que chaque année les étudiants, qu’ils soient encore dans l’École ou qu’ils en soient sortis, nous renvoient. La diversité n’est pas un vain mot, mais une matière qui s’éprouve et se prouve à chaque instant. Il y a une dictée du paysage, il faut savoir la noter, très vite, et la méditer, très longtemps.)

Éditorial publié dans Les Cahiers n° 15, « Vous avez dit paysage ? », 2017, p. 6-9.
Couverture : Lucie D’Heygère.

  1. « Pour moi, j’ai marqué plus d’une fois que je tenais l’Espace pour quelque chose de purement relatif, comme le Temps ; pour un ordre des Coexistences, comme le Temps est un ordre des Successions » (Leibniz cité par David Bitterling dans L’Invention du pré carré, Paris, Albin Michel, 2009, p. 20).
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