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La mesure du vivant

Olivier Gaudin

L’ultime étape et la plus élaborée de la mise en forme de l’espace est manifestement son approche par les possibilités biologiques.1

László Moholy-Nagy

Être vivant, c’est-à-dire ? Tout ce qui existe ne vit pas, et les êtres vivants ne se confondent pas davantage avec « la vie » qu’avec « la nature ». De l’Histoire naturelle de Buffon au premier séquençage de l’ADN en 1975, en passant par les recherches de Lamarck, Humboldt, Darwin, Haeckel, Pasteur et Uexküll, la connaissance des plantes, des animaux et des humains s’est renouvelée de fond en comble. La biologie, l’éthologie et l’écologie ont mis au jour une immense intrication de milieux de vie et d’activité. De la génétique aux paysages, la coexistence mouvementée des êtres vivants forme une toile d’assemblages et d’appartenances dont l’épaisseur et la complexité ne cessent de surprendre les chercheurs. Ces découvertes ont fasciné les philosophes2 et les artistes, poètes ou plasticiens3. Elles retiennent aussi l’attention des anthropologues4 puisque les cultures et les techniques humaines participent de ce vaste étoilement. Des instruments et unités de mesure toujours plus précis quantifient les infimes variations des processus spontanés, évaluent leurs déviations inattendues et incertaines. Mais ces juxtapositions frémissantes évoquent un montage sans synthèse plutôt qu’un tableau synoptique ou symphonique. László Moholy-Nagy et György Kepes l’avaient compris dès l’époque du Bauhaus : l’apport des sciences du vivant concerne aussi, et très directement, le travail des paysagistes, comme celui de tous les concepteurs d’espaces – du design industriel à l’ingénierie des infrastructures en passant par l’architecture, l’urbanisme, les arts visuels et sonores. La diversité inouïe des formes végétales, des mondes perçus des animaux et des conduites humaines déborde les partages hérités entre les sciences et les arts. Mieux qu’une source de mimétisme, cette pluralité hétérogène offre un modèle d’inachèvement et d’ouverture des possibles. Que peut apprendre aux praticiens la résistance des organismes au calcul, aux prévisions chiffrées et aux réductions fonctionnelles ? Quels enseignements pratiques reste-t-il à tirer des réponses – irréductibles aux notions d’adaptation ou de résilience – que déploient les êtres vivants face à l’instabilité des milieux ?

Un paysage vit d’une infinité de gestes de mesure, mais cette mesure ne procède pas d’un décompte numérique. Elle opère à de multiples échelles par des accroissements, des détours, des ajustements et des recoupements. Par exemple, bien des comportements animaux suivent une logique de dissimulation et de repli, selon des rythmes faits de longues attentes et de déclenchements soudains. Nombre d’entre eux ont inspiré des techniques humaines5. Frayages de voies, échanges d’indices, écoute mutuelle ; constructions de nids, d’abris, de maisons  ; aménagement et maintenance des réseaux qui strient les campagnes et les villes ; taillages, coupes et creusements ; forages, sondages, plantations, tracés, cartographies… Nos propres corps, avec leurs géométries subtiles et inconscientes, s’animent des relations qui les traversent. Leurs activités contribuent à modifier ces interactions réciproques. L’observation attentive de celles-ci invite à renouveler les élans de la pensée et les enquêtes de l’imagination, afin d’offrir des prises à l’expérience et à l’action.

Les scientifiques indiquent cependant qu’un basculement est en cours. Des ruptures d’équilibre révèlent avec brutalité la vulnérabilité du vivant. La transformation accélérée du climat et la destruction des habitats menacent la survie de populations et d’espèces entières, à commencer par les insectes et les oiseaux. L’artificialisation et la dégradation des sols, l’épuisement des ressources en énergie fossile et en eau ainsi que l’aggravation de la pression démographique et des inégalités économiques contraignent un nombre croissant de personnes à émigrer. Ces faits sont étudiés et chiffrés. L’urgence est désormais à l’organisation de réponses coordonnées. Nous devons prendre la mesure de chaque situation locale en renforçant les capacités d’agir à différentes échelles : celle de l’expérience quotidienne des individus, celle des collectivités territoriales et des « métabolismes urbains », mais aussi celle des institutions nationales et internationales. Là encore, les paysagistes, avec l’ensemble des métiers techniques et de conception, sont en première ligne.

L’affirmation des « humanités environnementales6 » crée les conditions d’un dialogue inédit sur les questions écologiques, à la hauteur d’une « criticité des causes environnementales7 » qu’il faut apprendre à éprouver en situation. Grâce à la mobilisation de scientifiques, d’activistes et de citoyens, la prise de conscience publique s’élargit. À cet égard, un autre apport des paysagistes tient à leur capacité de représentation. Ils donnent à voir les attachements, les interdépendances et les limites qui trament la vie d’un site : un bord de mer, une exploitation agricole, un quartier, une friche. Ils mettent en évidence les perceptions distinctes, parfois contradictoires, de ses habitants et usagers. Ces derniers pourront d’autant mieux armer leur propre regard critique qu’ils verront reconnaître et qualifier ces expériences, dont la mesure quantitative des administrations, du commerce et de l’industrie ne tient guère compte. De nombreuses ruptures avec le monde perçu résultent de la logique mécaniste et comptable du productivisme, si étrangère aux manières de ressentir et d’habiter qu’elle en devient aliénante et mortifère. Les paysagistes répondent à ces constats en proposant de renouveler les usages – et non seulement les formes – qui modifient chaque jour les lieux habités : choix de développement, dispositifs de transport, politiques agricoles, réemploi des ressources et des déchets, consommation d’énergie, occupation des sols. Ancrée dans les expériences vécues, la réflexion prospective prolonge alors le travail sur les qualités sensibles.

Épaisseur et plasticité à toutes les échelles d’espace et de temps, auto-organisation et jeu de limites, telle est la pluralité des mesures du vivant ; un enchevêtrement sans fin qu’observent les auteurs de ce numéro, chacun à sa façon. Les représentations des paysages contribuent à ce foisonnement multiforme. Les milliards de cartes postales qui circulèrent au siècle dernier en témoignent. Bien avant l’essor des réseaux numériques, ces images participaient d’une intense « circulation des paysages » à l’échelle mondiale, que François Brunet avait étudiée dans une conférence tenue à Blois en octobre 2018, peu avant sa si soudaine disparition ; son texte ouvre ce numéro8.

Épaisseur et plasticité à toutes les échelles d’espace et de temps, auto-organisation et jeu de limites, telle est la pluralité des mesures du vivant.

En prenant appui sur les formes existantes, le travail des paysagistes place la mesure en son cœur. C’est ce que montrent Lydie Chauvac et Sylvain Morin, enseignants de projet à l’École de Blois. Leur article expose la méthode de leur atelier de deuxième année et présente certains travaux d’élèves. Il décrit une pédagogie exploratoire et expérimentale fondée sur une série d’exercices : le relevé des végétaux d’un site, la manipulation abstraite de mesures spatiales dans la réalisation de maquettes, la composition d’un projet dans un contexte réel.

Au centre de ce numéro figurent les travaux de fin d’études qui en donnent le thème. Deux projets de paysage abordent l’agriculture à la lumière de l’écologie. Perrine Malautier, anticipant la montée des eaux à Narbonne, envisage l’économie productive d’un domaine agricole à partir d’une vision prospective : au trait de côte modifié correspondent de nouvelles plantations et répartitions parcellaires. Dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes, Coline Fortin aborde les manières de cultiver à partir d’un relevé des habitats qui caractérisent ce milieu humide, à la fois ouvert et boisé. Tout en préservant ces qualités, elle propose des expérimentations agricoles attentives aux enjeux sociaux, économiques et politiques de ce territoire singulier. Les deux autres projets interrogent les capacités écologiques des centres urbains. Face au réchauffement à Clermont-Ferrand, Lisa Rue imagine une « stratégie paysagère de microclimats urbains ». Elle conçoit en détail la réorganisation du sol de la ville. Un « maillage de fraîcheur », modifiant les lieux publics, déplace aussi leurs usages. Enfin, dans un site parisien emblématique de la « modernité » de l’après-guerre, la dalle du Front de Seine, Ken Spangberg entend reconstituer l’épaisseur d’un sol vivant. De nouveaux habitats alimentés par les eaux pluviales favoriseraient la venue spontanée d’espèces végétales.

Le reste du numéro explore d’autres manières d’être attentif aux phénomènes vivants. Dans l’entretien qu’il a accordé aux Cahiers, Sébastien Marot s’inquiète du devenir des paysages agricoles au terme de leur industrialisation. Selon lui, les concepteurs pourraient tirer des enseignements de la réflexion de plusieurs générations d’écologistes et d’activistes à ce sujet. L’article de Sébastien Bonthoux, écologue et enseignant à Blois, scrute les mouvements et les relations qui animent les paysages. Observant avec méthode ces dynamiques spatiales et temporelles, il décrit pas à pas les possibilités de coopération avec le projet de paysage. Une autre manière d’apprécier la présence des êtres vivants consiste à se mettre à l’écoute ; telle est la démarche de l’audionaturaliste Bernard Fort, avec qui s’est entretenue Lolita Voisin. Par-delà la composition de portraits d’oiseaux et de paysages sonores, cet apprentissage ouvre de nouveaux champs de perception. C’est en écrivain attentif au jeu incessant des formes vivantes que Jean-Christophe Bailly aborde pour sa part les « murmurations » d’étourneaux, avant de réfléchir en détail aux conditions de la « formation de la forme », un élan dont témoignent aussi bien l’envol animal que le travail de certains plasticiens.

Deux contributions appartiennent au champ des arts plastiques. La série photographique d’Israel Ariño et Clara Gassull, « Voyage en pays du Clermontois », arpente des lieux habités qui laissent affleurer l’énigme ou le mystère sous les rythmes quotidiens d’une campagne française. Dans un tout autre registre, les dessins au crayon de Paul de Pignol observent le déploiement patient de quelques formes végétales. Les lignes nettes d’un faisceau de racines et le mouvement suspendu d’un groupe de broussailles évoquent à la fois l’inachèvement de ce devenir et sa perpétuation obstinée. Le trait concentre l’énergie des formes naissantes dans une indistinction faiblement lumineuse qui peut suggérer la nuit ou le monde souterrain.

Enfin, avec son récit d’une course hippique d’endurance en plein désert, Francis Tabouret déplace et trouble nos perspectives en montrant la puissance et la vulnérabilité qui distinguent, à des degrés divers, l’ensemble indéfini des êtres vivants.

Édito des Cahiers n°18 (2020), ouvrage disponible en librairie.
Couverture : László Moholy-Nagy, Un poulet reste un poulet, 1925.

  1. László Moholy-Nagy, Du matériau à l’architecture (1929), trad. de l’allemand par Jean-Léon Muller, La Villette, 2015, p. 248.
  2. Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie (1952), Vrin, 2009 ; Hans Jonas, Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, traduit de l’anglais par Danielle Lories, De Boeck, 2001.
  3. Pour de nombreuses références, voir Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun (dir.), La Fabrique du vivant, Centre Pompidou/HYX, 2019.
  4. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, traduit de l’anglais par Pierre Madelin, Zones sensibles, 2013 ; Didier Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Seuil, 2018.
  5. À commencer par le camouflage : voir Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Caro, Zones sensibles, 2014.
  6. Guillaume Blanc et al., Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Presses de la Sorbonne, 2017.
  7. Francis Chateauraynaud, « De la criticité des causes environnementales », dans Vincent Carlino et Marieke Stein (dir.), Les Paroles militantes dans les controverses environnementales, Presses universitaires de Nancy, 2019.
  8. Le texte de cette conférence est édité et présenté par son collègue Yves Figueiredo, que je remercie très vivement – ainsi que Lilli Parrott et Jean Kempf pour leur précieuse coopération.
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