Bobigny,
la mémoire
dans la ville
De l’ancienne gare de déportation
à l’émergence d’un quartier
Juliette Guénard
Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier.
Ce n’est pas Paris. Nous ne sommes pas non plus dans ces « nouveaux arrondissements » de la capitale que forment peu à peu des villes de la première couronne comme Pantin ou Aubervilliers. Bobigny, préfecture de Seine-Saint-Denis, c’est ce lointain si proche, cet outre-périphérique terminus de la ligne 5.
Une histoire de banlieue
Ici se déploie toute l’histoire urbaine de la région parisienne. Du grenier de la capitale à son arrière-cour, les modèles urbains antinomiques se côtoient sans se confronter : tous témoignent d’une époque (des pavillons des années 1920 aux grands ensembles des années 1960). Infrastructures routières et ferroviaires cisaillent le territoire : les réseaux concentriques et en étoile gravitant autour de Paris se dilatent et se rencontrent dans cet entre-deux urbain. Les équipements et industries jetés hors de la capitale occupent ces espaces « vides » jusqu’alors maraîchers : ce sont pourtant autant d’éléments remarquables que sont l’hôpital Avicenne, le cimetière musulman ou encore le cimetière dit parisien de Pantin-Bobigny. L’expansion des zones industrielles insipides faites de boîtes de tôle finit de caractériser ce fond de banlieue autour duquel cités et quartiers viennent buter.
C’est par une approche négative que j’ai découvert le territoire balbynien, l’occasion d’une analyse de stagiaire sur la réhabilitation de la cité de l’Étoile, une cité décriée où les moignons d’arbre au pied de murs décrépis dans une atmosphère inquiétante n’inspirent que peu confiance. Pourtant cette œuvre architecturale de Georges Candilis fait l’objet d’un arrêté patrimonial. Ma curiosité est attisée.
Une histoire de patrimoine
L’entrée patrimoniale, son sens et son écriture m’intriguent depuis longtemps. Du patrimoine dans les quartiers dits sensibles, ça ne paraît pas évident et si l’un des innombrables sceaux de sauvegarde s’appose aujourd’hui sur la cité de l’Étoile, c’est avant tout le rayon de protection de l’ancienne gare de déportation de Bobigny qui fait loi ici.
C’est là, au milieu d’une friche dissimulée en contrebas de l’avenue Henri-Barbusse, que le bâtiment longiligne d’une gare d’antan aux huisseries murées borde les rails de la grande ceinture. Les flots de voitures y sont insensibles. Un panneau d’explication informe les rares badauds. La cité de la Muette et la mémoire de son camp se font alors plus proches à l’autre bout de l’avenue.
Lorsque l’on pénètre dans cette gare totalement étrangère à son environnement, hors du temps, le poids de l’histoire et de ses atrocités nous revient, effrayant et suffocant, imposé par la théâtralité du vide : Bobigny, une gare entre Drancy et Auschwitz sont les mots que l’on peut y lire, associés à la liste des 21 convois ayant déporté les juifs parqués à Drancy jusqu’aux camps de la mort, entre les étés 1943 et 1944.
Cette ancienne gare, fermée, a longtemps été occupée par une casse automobile. Plongée depuis dix ans dans un mutisme qui s’impose à ce quartier au risque de le contraindre, elle ne parvient pas à trouver la clé de son dessein premier : transmettre.
Mémoire, histoire et patrimoine s’entremêlent ici, notions omniprésentes et pourtant si indéfinissables. Pour qui et pour quoi ? De la sanctuarisation à la banalisation, quelle juste mesure attribuer aux lieux de mémoire ?
Composer, connecter, révéler
Ce site, dans sa complexe définition, offre diverses problématiques à coordonner : celles d’un territoire contraint par ses infrastructures, sectorisé, méprisé, où règne un fort sentiment d’abandon. C’est aussi un territoire de mémoires enfouies qui pourraient être la source d’une identité retrouvée, pour ces quartiers engagés dans de vastes projets de revitalisation urbaine et sociale, notamment à travers l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et les politiques de développement, entre autres à travers le Grand Paris.
Comment déborder les limites strictes du site de la gare en l’insérant dans l’histoire du quartier et au cœur de la ville et de ses préoccupations ?
Quelle place avons-nous, paysagistes et penseurs de l’espace, dans la confrontation de ce patrimoine à son contexte ?
Ce contexte urbain global, hétérogène et apathique doit se métamorphoser en une forme urbaine cohérente – une ville contemporaine s’affranchissant de limites et de franges jugées immuables. Le périmètre d’étude s’est déplacé et dilaté au fil de mon travail tant les jeux d’échelles et d’acteurs sont immenses et réinterprétables.
Quelle place avons-nous, paysagistes et penseurs de l’espace, dans la confrontation de ce patrimoine à son contexte ?
C’est sur la notion d’entre-deux urbain, en somme un peu délaissé, que je me suis concentrée ; sur cette contrainte du territoire, de ce qui ne fait pas ville et pourtant la contient, dans un triangle entre deux quartiers, deux villes et deux échelles de vie ; là où il faut aussi déborder la notion stricte des villes de banlieue et interroger leur dimension face au magma continu qu’elles forment aujourd’hui.
Un quartier pour faire ville
Entrons dans le vif de l’espace. Bobigny est l’objet d’importants changements et de diverses politiques d’aménagement qui passent notamment par ce Grand Paris si discuté. Ici, le tramway d’Île-de-France est devenu une colonne vertébrale. L’ambition d’offres de transport faites par la future métropole doit impulser la même dynamique : le Grand Paris Express desservira la gare de Bobigny-Drancy attenante à notre périmètre et sera connecté à la tangentielle nord qui reprendra le tracé de la grande ceinture jusqu’ici vouée aux marchandises. C’est un futur atout de ce bout de territoire qu’il faut anticiper.
En miroir de l’ancienne gare, l’îlot ELM Leblanc est un triangle industriel hermétique, enchâssé entre la nationale et l’autoroute souterraine au nord – lisière de Drancy –, la voie de grande ceinture à l’ouest et l’avenue Henri-Barbusse à l’est. Avec le site de l’ancienne gare de déportation, ils forment le verrou de la ségrégation spatiale linéaire qui touche le quartier balbynien du Grand Quadrilatère. Ce dernier, à l’ouest, se distingue par sa difficile identité entre Aubervilliers, Bobigny et Drancy : cités, pavillons, cimetières et terrains de sport dessinent une diversité étonnante mais pourtant très clivée.
À l’est, la ville de Bobigny et son cœur vivant se déploient. La recomposition de l’îlot industriel Leblanc, en vague déshérence aujourd’hui, doit se faire en liaison avec l’espace de mémoire et en dialogue avec les quartiers adjacents pour fonder le socle indispensable d’un réveil spatial et social.
Plus encore, il me semblait important de ne pas me détourner des contraintes du site et de tirer parti de l’existant pour poser les bases de la redéfinition urbaine. Ainsi des bâtiments remarquables trouvent un nouveau souffle : les anciennes halles ferroviaires en briques et les ateliers se placent au cœur d’un nouveau quartier. La composition de celui-ci suit la dynamique de l’espace en proposant notamment la perpétuation d’une tonalité industrielle le long de la nationale, vitrine de la métropole qui s’oppose à la tendance au rejet des activités hors de l’urbain ; plus l’on entre vers le cœur d’îlot où de nouvelles rues se dessinent dans le mouvement des tracés attenants, plus un quartier résidentiel de logements collectifs, bureaux et commerces se développe.
La Grande Halle accueille équipements et services. Elle forme le cœur de ce nouveau quartier. La place des industries lui offre un socle qui appuie sa dimension centrale.
Dans sa continuité, le long de la voie ferrée, un vaste parc public accompagne le riverain et met les habitations à distance du murmure ferroviaire. Les ateliers du mail ponctuent la promenade de pelouses, aires de jeux, bosquets et placettes (les confidentes) pour rassembler, se reposer ; vivre.
Le parc permet de côtoyer le rail. La grande ceinture devient actrice du territoire. Elle invite à voir au-delà : vers l’espace de mémoire de l’ancienne gare d’une part, mais aussi vers le quartier du Grand Quadrilatère qui se déploie alors et semble désormais si proche.
Franchir devient indispensable pour s’affranchir des limites des îlots, de leur définition stricte et immuable ; pour passer outre le sentiment d’abandon qui règne dans les quartiers et permettre une proximité sociale.
Franchir et s’affranchir
Dans un tel dispositif, franchir devient indispensable pour s’affranchir des limites des îlots, de leur définition stricte et immuable ; pour passer outre le sentiment d’abandon qui règne dans les quartiers et permettre une proximité sociale. Ce paysage d’interstice prend une autre dimension : ébaucher le lien pour faire lieu.
Spatialement, il s’agit de raccourcir les distances mentales et physiques qui nuisent à la lecture de l’espace. Le dessin d’un franchissement en circulations douces (la passerelle Repiquet) affirme d’abord cette accroche retrouvée entre le quartier Étoile-Grémillon et la ville. La passerelle aboutit à la Grande Halle et à son esplanade, donnant ainsi accès à des équipements, services et commerces plus proches ainsi qu’un accès direct aux transports.
Les points de vue sont amplifiés. Ils permettent de hiérarchiser la qualité du dessin urbain afin de rendre lisibles et pertinents les rapports d’espaces. En enjambant le rail, on s’ouvre à la ville, au département et plus encore à la métropole : la tour de l’Illustration lance un point d’appel, la perspective de la voie ferrée nous emmène, elle, jusqu’à la tour de télévision de Romainville.
De l’autre côté du rail, la passerelle longe le futur parc de Mémoire et initie la requalification de la trame pavillonnaire au droit de la cité de l’Étoile. Une percée, entreprise par le dessin des axes de réhabilitation de la cité, est cette fois affirmée, tranchant à travers le tissu pavillonnaire jusqu’au parc. Des habitats de petits collectifs, inspirés de ce même dessin pavillonnaire, installent ce quartier mixte dans une écriture juste et apaisée. Une venelle le sépare du parc de la gare, elle accueille l’arrivée de la rampe de la passerelle et continue la promenade Django-Reinhardt qui prend sa source au fort d’Aubervilliers, tel un long ruban traversant le territoire.
Matières, matériaux et vivant
Évitant la brusquerie de la table rase (longtemps appliquée à Bobigny et à son centre défiguré), le projet s’imprègne d’un vocabulaire spécifique, emblématique du lieu, et ce dans chacun des espaces qui le composent : chêne grisé, parois d’acier Corten, béton brut et pavés usés marquent le territoire. Si ces matériaux incarnent, aux yeux de certains, une mode du moment, il s’agit bien au contraire du vocabulaire du rail et de ses dérivés industriels qui s’affirme ici et est répété, réemprunté. Autant de matériaux que l’on trouve sur le site de la gare et qui reflètent cette mémoire : s’inspirer, réinventer, recycler, garder l’essence des lieux pour traduire leur puissance d’évocation.
En termes de végétation c’est encore cette survivance qui est amplifiée. Présente sur le site de la gare, la friche est traduite et renforcée : les espèces représentatives de ces milieux composent l’espace, les cépées serpentent entre les rails abandonnés, le béton cisaillé libère de denses prairies…
Le choix des matériaux et des dynamiques végétales influe sur la lecture qui sera faite du lieu : du détail naît la justesse de l’espace.
Un parcours initiatique, explicatif, éducatif, permet de s’imprégner des lieux et de leur matérialité et sensibilise à leur histoire : de la compréhension surgit la transmission.
Défricher la mémoire : un parc pour transmettre
Sur l’autre rive de la grande ceinture, enfin, le parc de l’ancienne gare de déportation se déploie.
Les deux bâtiments, gare des voyageurs et halle de marchandises, se dressent comme lieux de culture et de mémoire. Le parc se développe autour, alliant respect patrimonial, survivance de la spontanéité végétale et désir d’urbanité. Lien entre les quartiers, lieu de commémoration et objet de flânerie ne font qu’un.
La théâtralité que porte le lieu aujourd’hui, l’ampleur du vide où passe le souffle de la mémoire sont conservés et réinterprétés. Trois types d’espaces se dessinent, délivrant chacun une atmosphère différente : espaces intimes de mémoire, ou plus ouverts racontant l’histoire de la friche, ou bien encore dégradé de végétation valorisant le rapport sensible au rail.
Pour accompagner la topographie depuis l’avenue Henri-Barbusse mise à distance, différents niveaux, terrasses et gradins conduisent au cœur du parc et donnent à apprécier toute son ampleur, qu’on le longe, que l’on y passe, que l’on s’y attarde ou s’y recueille.
La hiérarchie des cheminements, les typologies de revêtements sont autant d’éléments qui offrent une lecture personnelle des lieux pour ne pas imposer mais informer, sensibiliser ; ne pas scénariser mais donner vie à ce lieu empli de tabous et à son quartier introverti. Le parc prend toute sa dimension par le dialogue instauré avec son environnement, par la continuité logique engagée avec l’îlot Leblanc.
Si cette mémoire est exploitable et ouverte à tous (la gare est aujourd’hui comme pétrifiée et ne se dévoile au public que lors de deux commémorations annuelles), aux deux extrémités du parc des sous-bois sont préservés, presque sanctuarisés. Espaces d’expérimentations, ils s’imposent comme observatoires de la biodiversité des friches dont la valorisation est portée par le département : un témoin à la fois de l’histoire humaine et de la fragilité paysagère portée par ces vagabondes oubliées.
Là où tous les éléments se tournent le dos, le projet impose un nouveau tenseur du territoire, un catalyseur des ambitions de la métropole et esquisse une redéfinition de la banlieue et de ses entre-deux périphériques oubliés des politiques de la ville.
Construire la ville, initier la métropole
C’est un paysage de réconciliation qui se dessine alors. Là où tous les éléments se tournent le dos, le projet impose un nouveau tenseur du territoire, un catalyseur des ambitions de la métropole et esquisse une redéfinition de la banlieue et de ses entre-deux périphériques oubliés des politiques de la ville. Les thématiques et objets urbains ne sont pas dissociés en catégories distinctes formellement spatialisées mais fondent un lieu commun reposant sur la volonté de fabriquer de la ville.
La mémoire devient ici actrice du territoire. Elle est objet du quotidien, point névralgique de la vie de quartier et plus encore précurseur de son évolution.
L’émergence de ce quartier d’interfaces s’appuie sur une forte dimension patrimoniale qui lui offre un second souffle et un sens. Il enclenche alors une relecture de la notion même de banlieue, en recomposant une urbanité atomisée. C’est par la fine composition de ses interstices que le Grand Paris encore balbutiant trouvera son écriture réelle.