Une destination insoupçonnée

Les franges orientales de l’aéroport Paris Charles-de-Gaulle

Lucie Peigneux

Le texte ci-dessous est issu d’un travail de fin d’études soutenu à l’École de la nature et du paysage. Cette page n’inclut qu’une partie des documents graphiques publiés dans la revue papier, disponible en librairie.

Ce travail de fin d’études a commencé par une question : l’aéroport est-il, avant tout, un port ? Ce lieu peut-il incarner la signification qu’implique la racine de son nom ?
Cette idée laisse imaginer un héritage partagé, comme ses cousins les ports fluviaux, ou littoraux, le sont dans les mémoires ou dans les activités du quotidien. Dans ces lieux souvent publics, arrimés à des jetées, des quais ou des promenades, on aime regarder la réfection des bateaux, observer la faune et la flore portuaire ou écouter les histoires des équipages. Cet imaginaire a trouvé un écho, à Orly. Dans les années qui suivirent son ouverture, le spectacle de l’atterrissage et du décollage, bien visible depuis une promenade accessible sans billet, attira les visiteurs comme en témoigne le film expérimental de Chris Marker La Jetée (1962), ou la chanson de Gilbert Bécaud Dimanche à Orly (1963) :
« Sur l’aéroport, on voit s’envoler
Des avions pour tous les pays.
Pour toute une vie… Y a de quoi rêver. »

Depuis son école maternelle de Garges-lès-Gonesse, mon père observait lui aussi les avions, ceux de l’aéroport du Bourget dont les pistes n’étaient qu’à 800 mètres. Les nuisances sonores étaient à leur paroxysme. Cette proximité a suscité une vocation : devenu mécanicien aéronautique, il vit aujourd’hui l’expérience de l’intérieur.

Quelle place reste-t-il pour le rêve et le partage ?

L’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle est l’une des principales portes d’entrée du pays, accessible depuis le sol par un réseau routier et ferroviaire qui s’étend sans cesse. Pensé comme une annexe de la « région capitale1 », l’aéroport est aussi une interface paysagère singulière. Aux 32 km² de son périmètre, s’ajoute une multitude d’infrastructures : hangars, entrepôts, bureaux, hôtels, débarcadères, stationnements, talus, fossés drainants, tunnels, ronds-points, ponts, bretelles d’accès et tant d’autres. Cet ensemble d’aménagements et d’équipements rend possibles les activités économiques et techniques du système aéroportuaire et s’impose sur un territoire agricole peu artificialisé : la plaine de France.
En dépit de ses qualités agronomiques, ce territoire ouvert a été choisi par les pouvoirs publics pour implanter l’aéroport en raison de sa faible urbanisation, de ses vastes étendues planes et de sa proximité avec Paris. Aujourd’hui, les nombreuses connexions multimodales, en permanence remaniées et complétées, témoignent de la volonté d’accroître l’efficacité du système dans sa capacité à écouler et à réguler les flux.
Si la crise sanitaire a, un temps, rendu incertain l’avenir du transport aérien, les liaisons ont vite repris leurs va-et-vient réguliers, reflets d’une demande qui ne décroît pas. Ses motifs sont omniprésents : certains éphémères ou cycliques, comme les passages de véhicules et de trains, d’autres pérennes, dont les forêts de pylônes électriques sont l’une des incarnations les plus visibles. Les infrastructures issues de ce développement sont à l’image de l’agglomération qu’elles épousent : diversifiées et d’envergure. Quels effets ces aménagements exercent-ils sur les territoires proches et plus lointains ? Que se passe-t-il aux frontières de l’espace privé de l’aéroport et des lieux publics adjacents ? Quel regard poser sur « l’à-côté » utile, ces lieux dont on ne sait dire s’ils vivent grâce ou disparaissent à cause de l’aéroport ?
Ces espaces, que je nomme « franges2 », peuvent aussi bien être solidaires du système que marginalisés par celui-ci. Les gestionnaires de l’aéroport y stockent des matériaux, les communes en retirent des intérêts fiscaux et les pouvoirs publics y font passer les méandres des réseaux. Par exemple, la future portion de l’A104, dont le chantier creuse un gouffre entre les pistes de l’aéroport et l’entrée des bourgs adjacents. Cet axe de 2 × 2 voies est encaissé d’une dizaine de mètres, là où la planimétrie n’en excédait pas trente en dehors des Monts de la Goële ou de Montmélian. Il réorganise les abords des villages, les ronds-points et les dessertes, affectant les déplacements quotidiens et les écosystèmes.
Ainsi, le paysage « extra-ordinaire » de l’aéroport est inaccessible à une partie des acteurs du territoire, que j’appelle les « usagers du quotidien ». Ils coexistent avec les infrastructures sans réelle cohabitation, méconnaissent ce territoire qu’ils fréquentent comme n’importe quel passant. Bien que les franges soient des frontières, ces usagers sont de plus en plus nombreux – beaucoup de jeunes actifs attirés par l’abondance d’emplois, de services et l’opportunité d’acquérir un pavillon avec jardin, dont la qualité de vie dépend largement des trajectoires de développement suivies par le groupe Aéroports de Paris (ADP).
Parfois, ces franges permettent de faire le pont ; ailleurs, elles incarnent des ruptures.

Un lieu d’exploration aux fonctions et ambiances variées.

Faire l’expérience de lieux stimulants et originaux

Mon travail de fin d’études imagine les franges aéroportuaires comme une nouvelle destination profitant à de nombreux usagers, du riverain au voyageur, en passant par le salarié de la plate-forme ou les élèves des écoles limitrophes. Elles deviennent un archipel d’espaces publics atypiques, immersifs et réflexifs, à l’image de son contexte en perpétuelle mutation. S’il apparaît de prime abord que l’aéroport défait l’apprentissage et ne laisse pas de place à l’improvisation, ce projet de paysage cherche pourtant à envisager ses franges comme de possibles lieux d’expérimentation, d’observation et de spectacle.
Ces lieux sont aujourd’hui considérés comme opaques et contraints. Ils concentrent de nombreux enjeux : de sécurité, de cohabitation, d’accessibilité ou de perception. Les échelles sont inadaptées aux déplacements piétons. Les franchissements peuvent être dangereux, la méconnaissance des atouts du territoire pousse à l’ennui et au désintérêt. La nature – ces milieux indépendants de l’activité et de l’histoire humaines – est en sursis au milieu de contextes urbains, agricoles et aéroportuaires tenus par des obligations économiques et sécuritaires. Ces enjeux mettent en doute la pérennité d’un territoire fonctionnel régi par les seules activités hôtelières, commerciales, de fret et de transport. Pour tenter d’y répondre, les franges deviennent accessibles à un public d’âges et de conditions variés qui partagent une même curiosité, sans pour autant y chercher la même chose : un lieu de repos pour les travailleurs, un espace d’observation des aéronefs pour les plane spotters ou encore un espace de loisirs pour les riverains.
Le projet se décline en plusieurs gestes :
– affirmer des espaces publics aux fonctions plurielles, dictées par leur superficie, leur topographie ou encore la nature du sol. En d’autres termes, s’appuyer sur leurs aménités existantes et leurs potentiels à révéler ;
– réfléchir à leurs accès et aux manières de les parcourir par la marche ou le vélo, en imaginant un réseau de cheminements complet ;
– considérer la diversité des milieux vivants qu’ils accueillent ; végétaux et
animaux sont des indicateurs à part entière des paysages traversés. Ils deviennent un outil de compréhension des paysages. Ces milieux sont aussi des poches de vie qui s’ajustent dans les continuités écologiques préexistantes et les renforcent.
Les réponses apportées diffèrent d’un lieu à l’autre, en fonction d’expériences situées à différents endroits du site de projet.

Vue du jardin d’eau en regardant vers l’espace agricole.

Le jardin d’eau de la Cité Nord et les parcelles ouvrières

Certaines focales illustrent une envie de garder trace du passé et des pratiques agricoles qui tenaient compte de la géographie et des richesses du bassin sédimentaire parisien. Je me suis appuyée sur les témoignages des habitants et sur des clichés et cartes historiques comme celles de l’état-major du xixe siècle. Le maraîchage est historiquement très présent dans le lit majeur du ru des Cerceaux et l’on devine sur les cartes la diversité des écosystèmes, liée aux nombreuses zones humides à l’intérieur desquelles s’inscrivait le sud du territoire.
Le projet entrevoit deux espaces publics adjacents au ru, le jardin d’eau de la Cité nord et les parcelles cultivées ouvrières. Le premier est un refuge en période chaude et un lieu d’apprentissage pour les enfants de l’ancienne cité-jardin cheminote. On peut y observer des milieux naturels rares dans cette partie de l’Île-de-France et s’autoriser une échappée vers les champs : une large ouverture tisse un lien visuel et physique entre le vaste horizon et les espaces habités. Les jardins ouvriers, quant à eux, permettent de convertir une parcelle agricole, aujourd’hui enclavée à l’est de Mitry-Mory, en un « module » qui s’étend au fil des années, partagé entre plusieurs acteurs du territoire, professionnels ou amateurs. Les deux lieux s’accrochent au reste du site via une « colonne vertébrale » de chemins pédestres et cyclables (nord-sud), longue de 10 km, et des ramifications (est-ouest) qui pénètrent à l’intérieur du foncier de l’aéroport.

Vue du bassin des Renardières et de la piste centrale depuis les airs.

Investir les points hauts

Les franges de l’aéroport sont des espaces aux aménités méconnues, notamment celles affiliées à ses richesses topographiques. Le projet se propose d’investir les sommets des talus, les lignes de crête des déblais de chantier, les hauteurs des friches industrielles et les versants des bassins de rétention.

1- La future contournante est se pare d’une « piste des crêtes ». Ce lieu circulé offre des points de vue sur le paysage dont on ne prenait pas la mesure jusqu’alors. Les promeneurs explorent une ancienne frontière visuelle et physique entre l’aéroport et le village d’Épiais-lès-Louvres, qui donne à voir, dans un contraste déconcertant avec l’aéroport, un éventail de vestiges agricoles et de patrimoines ruraux. Les délaissés routiers, quant à eux, peuvent devenir des espaces fertiles, une fois gérés de manière adaptée. En matière de diversité, d’une part, grâce à leur grande variété de sols, d’expositions et de configurations topographiques ; d’autre part, en raison de leur capacité à réguler des populations d’espèces susceptibles de s’attaquer aux cultures.

2- Le projet se déploie aussi sur les flancs et les hauteurs de l’actuelle zone de stockage de terres de chantier, au cœur de Roissy Pôle, qui devient « le belvédère du doublet nord ». Si ces deux talus, étagés de part et d’autre de la ligne ferroviaire à grande vitesse, sont aujourd’hui hors d’usage, ils seront desservis dans le cadre du projet pour devenir un espace public à destination des salariés de la plate-forme autant qu’aux visiteurs. Le lieu est d’ores et déjà accessible depuis la majeure partie de l’aéroport : par exemple en onze minutes à pied depuis la gare RER du terminal 3 et sera, dans le projet, connecté en quinze minutes de marche au centre-bourg du Mesnil-Amelot. Il offre des ambiances en apparence communes, où dominent des plantes pionnières et rudérales, seules espèces répondant à l’appel des terres pauvres et remaniées, dont on considère les qualités dès lors qu’on parcourt les sentiers du belvédère. Au sommet, l’étendue du plateau, çà et là creusée de terriers de lapins de garenne, est maintenue ouverte pour préserver les vues panoramiques et rendre possible un regard vers le cœur de la vaste fourmilière, dont on comprend une partie des rouages. Enfin, le belvédère, comme l’ensemble des espaces imaginés par le projet, met en lumière les ancrages au territoire dont la conception de l’aéroport a en partie conservé les témoignages.

3- Enfin, selon ce parti pris d’« investir les points hauts », l’entrée est fait figure de lieu d’exploration : elle devient un passage sécurisé pour les usagers à pied, sur les hauteurs, et à vélo, en partie basse. La microtopographie existante se prête à concevoir une multitude d’espaces publics atypiques. Ils donnent à voir les coulisses de l’activité aéroportuaire et les prémices du grand paysage qui les jouxte, comme l’église Saint-Martin du Mesnil-Amelot, dont le vieux clocher est concurrencé par les tours de contrôle. Ici, les ambiances ne sont pas lissées. Le visiteur appréhende une topographie cadencée et s’expose aux nombreuses sollicitations des sens ; des odeurs lointaines de kérosène aux volutes de pollen, du chant des passereaux au vrombissement des réacteurs. Les cheminements se recoupent au niveau du jardin des Ronces : un espace où l’on peut croiser, au-delà des avions de la future zone de stationnement gros-porteurs, de discrètes espèces protégées qui affectionnent les massifs embroussaillés et les étendues herbeuses de la zone.

Plan-masse du parc agricole des Renardières, un lieu d’expérimentation.

Revisiter les espaces de réserve

Une dernière étape du projet concerne les espaces de réserves de l’aéroport, aujourd’hui inaccessibles pour les personnes non autorisées, pour des raisons pratiques ou sécuritaires. Quelles opportunités recèle l’immense friche agricole qui enclôt l’espace du VHF omnidirectional range (VOR) (système de positionnement radioélectrique avec les avions) ?
En premier lieu des opportunités agricoles, énergétiques et économiques. La majorité des 150 hectares, gérés avec des baux d’un an, reste peu fréquentée et enfrichée. On pourra les observer depuis des chemins, des espaces et des points de vue aménagés. Ces passages respecteront une distance de sécurité avec le VOR, dont l’aspect circulaire de la tonte autour du récepteur a donné sa forme aux cheminements du parc, évoquant une onde radio. Ces espaces agricoles ne seront cependant pas tout à fait à l’image de la plaine de France, la malléabilité et l’instabilité des franges aéroportuaires invitant à la créativité et à l’expérimentation. Ainsi, 62 hectares seront cultivés en tenant compte de la topographie d’origine et accueilleront, en rotation et avec un recours aux plantes compagnes, du tournesol, du colza ou de la caméline. Ces cultures permettront d’expérimenter la production d’agrocarburants raffinés sur place. Cette production pourrait fonctionner grâce à l’installation d’une microraffinerie sur une parcelle vacante du foncier d’ADP, près de la base arrière des taxis. Ces agrocarburants pourront être réutilisés par une partie des bus d’Île-de-France Mobilités stationnés au Mesnil-Amelot, près de la future gare du métro 17.
Le cœur du parc, quant à lui, est propice à la détente et au sport. Son ambiance spectaculaire rappelle celle de Tempelhofer Feld, parc berlinois de 355 hectares en lieu et place d’un ancien aéroport qui accueillait déjà, au xixe siècle, les manœuvres militaires puis les citadins venus observer les dirigeables. La création d’une allée centrale, dimensionnée à la manière de la piste qu’elle prolonge, offre un nouvel espace libre d’usage. Sa signalétique évoque celle des pistes toutes proches ; on prend conscience de la démesure des infrastructures aéroportuaires, qui contraste avec le dessin étroit et sinueux de la vallée où elles se sont insérées. De nombreuses sous-entités permettent de faire l’expérience de cette proximité unique avec les pistes et le tarmac, de même qu’avec le ru des Cerceaux et sa ripisylve fragile.

Ainsi, fondé sur le postulat du maintien dans la durée de l’aéroport, ce travail de fin d’études envisage bien les franges aéroportuaires sous un nouvel angle. Ce ne sont plus des lieux traversés sans que l’on s’y arrête, mais un territoire digne d’intérêt, poétique et brutal à la fois, qui interroge. Espaces servants, éléments d’un système productiviste, extractiviste et consommateur de ressources, les franges aéroportuaires deviennent des lieux d’expérimentation accessibles et des paysages porteurs d’un imaginaire inattendu, voire de pistes concrètes pour faire face à certains des enjeux énergétiques, écologiques et sociaux de la région parisienne.

L’entrée Est.
Diplôme soutenu en juin 2023.
Travail de fin d’études encadré par Clara Loukkal et Olivier Gaudin.
Article publié dans Les Cahiers n° 22, « Lignes de front », 2024, p. 42-53.
Photographies et documents : L. Peigneux.

  1. Expression citée dans le rapport du SCOT « Roissy pays de France », tome I, présentation.
  2. Les franges « prennent des formes diversifiées et ne peuvent pas être réduites à de simples bordures. […] Elles sont plutôt à considérer comme des territoires intermédiaires, des flous entre plusieurs réalités spatiales et sociales que le paysagiste peut tenter de concilier. Elles constituent des interstices à même de souligner des entités différenciées […]. Chaque frange renvoie à des représentations, des pratiques et des expériences différentes. » Émeline Bailly, « Franges intra-urbaines à l’épreuve des projets de paysage », Projets de paysage, 2016, no 13 [en ligne].
    Ainsi, « d’abord réfléchie en tant que bordure externe du projet urbain, la frange devient un enjeu en elle-même ». Sophie Bonin, « The concept of urban lisiere and its application in Reunion Island », in Anna Lambertini (dir.) The role of open spaces in the transformation of urban landscapes, Editrice Compositiri, 2013, p. 211-226.
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